dimanche 13 mai 2018

L'Ile des Ratés




Je me souviens bien du jour où j’ai reçu ma convocation. Je faisais la sieste ; probablement étais-je à moitié ivre. Eléonore s’est approchée du lit et m’a doucement touché l’épaule ; j’ai ouvert les yeux et  elle m’a tendu une enveloppe, sur laquelle j’ai vu un tampon officiel qui m’a un peu étonné. Il y avait longtemps que je n’avais pu contempler le profil de la déesse de la République imprimé près de mon nom sur du papier blanc. Que me voulait donc l’Etat ? Socialement parlant, je n’existais pas ; je n’étais plus étudiant ; je n’avais ni travail, ni carte d’électeur, je n’étais pas inscrit comme demandeur d’emploi. J’étais convoqué le jeudi suivant à neuf heures précises au bureau des affaires sociales. Cela ne m’enchantait guère. Pour être ponctuel à ce rendez-vous, je devais me lever à sept heures du matin ! Je ne m’étais pas réveillé aussi tôt depuis des lustres. Mais il était inutile de pester ; apparemment, je n’avais guère le choix. On ne plaisante pas avec la déesse de la République.   
Le jour dit, je me levai donc en même temps qu’Eléonore ; elle m’embrassa et partit au travail ; puis j’allai me raser, passai des vêtements propres, laçai mes chaussures et quittai notre appartement ; une timide curiosité, colorée d’appréhension, commençait de briller à travers les brumes de mon esprit engourdi, en même temps que le soleil dans le petit matin livide.
Eléonore et moi ne regardions jamais le journal télévisé, et n’achetions pas de quotidiens ni de magazines ; nous avions vaguement entendu parler des mesures que le nouveau gouvernement avait décidé de prendre pour reconstruire notre vieille nation, mais j’étais loin de me douter que ces mesures me concernaient. Je pris le tram ; je passai trois quarts d’heure en compagnie de voyageurs aux visages mornes, les uns cravatés et munis d’attaché-case, les autres en tenue décontractée ; puis je pris, à pieds, le chemin du bureau des affaires sociales, après avoir demandé mon chemin à plusieurs commerçants et à une vieille qui promenait son chien. J’arrivai aux affaires sociales à neuf heures moins dix. On m’indiqua le premier étage ; j’y montai ; le couloir était vide, et orné d’une rangée de fauteuils en acier rouge. Je m’assis. Que me voulait-on exactement ? L’incertitude, ces murs blancs, ces sièges vides m’accablaient. Soudain la nausée me tordit les entrailles. J’avais la colique. J’avais besoin de me vider les intestins, de toute urgence. Hélas, j’ignorais où se trouvaient les WC. Quatre minutes à peine me séparaient maintenant de mon rendez-vous. On m’appela ; je ressentis une brusque montée d’adrénaline en entendant mon nom prononcé par le fonctionnaire. Enfin j’allais savoir, l’heure du combat sonnait ! Ma crise s’apaisa, comme par enchantement.
« Asseyez-vous, je vous prie » me dit l’employé qui me recevait, un homme brun d’une trentaine d’années aux cheveux coupés très courts. Un peu plus grand que la moyenne et très mince, il était vêtu d’un pullover et d’un blue-jean. Sa barbe rasée la veille au soir commençait à renaître, habillant d’une ombre bleue son visage maigre. Je n’ai pas oublié sa figure ; il me fut immédiatement antipathique. Je m’assis en face de lui, et il feuilleta une liasse de papiers qu’il venait de sortir du tiroir de son bureau ; puis il saisit la souris de son ordinateur, qu’il se mit à consulter d’un air constipé. Je trouvai le temps un peu long.
« Pour quelle raison m’avez-vous fait venir ?... demandai-je.
- Un instant, s’il vous plaît » répondit-il d’un ton calme et autoritaire qui me déplut au-delà de toute expression.
Quelques instants après il dit :
« Bon. Voilà qui est bien. » Ces quelques mots ne m’étaient pas vraiment destinés ; il pensait tout haut, semblait-il - ou affectait de le faire. Il s’adressa soudain franchement à moi, en me regardant droit dans les yeux : « Bon ! Je dois à présent vous poser quelques questions. »
Je m’étonnai, et m’impatientai un peu. « Vous n’allez pas me dire pourquoi j’ai été convoqué ?
- Ne vous inquiétiez pas ! Vous le saurez bien assez tôt. Mais pour commencer, je vous prie de répondre à mes questions. Ce ne sera pas long, si vous y mettez du vôtre. Qu’avez-vous fait durant ces dernières années ?
- Ce que j’ai fait …?
- Dans votre vie professionnelle.
- Je dois dire que c’est compliqué. Je…
- Je vois que vous avez été inscrit à deux reprises comme demandeur d’emploi. Vous avez été radié, à chaque fois. Pour quelles raisons ?
- Vous le savez bien, m’agaçai-je. Je n’ai pas pensé à me faire réenregistrer.
- Et pourquoi ? »
Je commençais à en avoir assez de ses pourquoi.
« Où est le problème ? dis-je en haussant les épaules. Vous m’avez effacé des fichiers. Je ne touche pas le chômage ; je n’ai droit à aucune indemnité et je ne demande rien. Qu’est-ce qui vous chiffonne ?
- Vous êtes donc sans travail, et vous ne jugez pas nécessaire de rester enregistré comme demandeur d’emploi. Vous n’avez pas toujours été dans cette situation, n’est-ce pas ? Que faisiez-vous  auparavant ?
- Eh bien, je… J’écris. Enfin, j’écrivais. Mais je dois dire que ce n’est pas évident de gagner sa vie de cette manière. J’ai aussi été figurant, dans un théâtre. J’ai fait cela pendant deux semaines. C’était il y a longtemps.
- A présent, que faites-vous de vos journées ? »
Je ne répondis pas.
« Quels sont vos projets ? demanda-t-il. Où vous voyez-vous dans dix ans ?
- Ca fait loin !
- Et dans cinq ans ?
- Je ne sais pas.
- Et aujourd’hui, de quelle manière estimez-vous vous rendre utile à la communauté ? »  
Je gardai le silence. Le regard inquisiteur et insolent de ses yeux sombres restait braqué sur moi. J’aurais aimé les lui fermer à coups de poings. Mais je restai au fond de mon siège et baissai les yeux la plupart du temps. Il y avait dans le ton et dans les manières de ce connard un tel mélange de familiarité et de despotisme glacial ! C’était insupportable. Il se remit à consulter son ordinateur. 
« Je vois aussi que vous avez été mêlé à des affaires d’ivresse sur la voie publique, dit-il.
- J’étais jeune !
- Vous avez abandonné deux fois vos études, continua-t-il. Vous n’avez cessé d’échouer, plus ou moins volontairement, semble-t-il, dans tout ce que vous avez entrepris. »
Il délaissa son ordinateur, recula légèrement son siège de la table et dirigea de nouveau ses yeux sur moi.
 « Comprenez-le, soupira-t-il, je n’ai rien contre vous. Mais votre dossier est catastrophique. Si vous ne me fournissez aucun élément dans les semaines à venir qui puisse améliorer ce bilan, je ne pourrai rien faire pour empêcher que vous soyez classé expulsable.
- Pardon …?  
- J’ai des ordres, Monsieur. Que croyez-vous ? »  
Il n’y avait pas grand-chose à ajouter. Le fonctionnaire se leva, et je l’imitai ; il me tendit sa main que je serrai sans savoir pourquoi, et je sortis de son bureau. Je descendis les escaliers comme un automate, traversai le hall d’accueil et retrouvai le froid de la rue. Les immeubles exhibaient leurs façades grises et indifférentes. Quand je montai dans le tram, j’étais aussi calme que ceux qui ont tout perdu. J’étais persuadé qu’aucun effort de ma part ne pourrait modifier ma situation.
Ainsi j’allais être expulsé, comme un clandestin, du pays où j’étais né et où j’avais passé toute ma vie. Je savais bien qu’en raisonnant de la sorte, je me référais à une morale d’un autre temps ; à présent il valait mieux être un brillant étranger venu pour apporter ses qualités à notre vieille nation qu’une nullité indigène. Je n’aimais pas mon pays, de toutes manières. Je ne le haïssais pas ; mais il m’était indifférent. Je décidai soudain de descendre du tram ; j’étais persuadé qu’il me fallait annoncer au plus tôt cette pénible nouvelle à Eléonore ; plus je tarderais, plus ce serait difficile.
Le supermarché où travaillait mon amie n’était pas situé très loin du bureau des affaires sociales. Quand je reconnus l’enseigne du magasin, je me mis à hésiter. Je n’arrivais pas à me décider à rentrer ; je m’approchais des portes, puis je reculais, anxieux ; je finis par m’installer sur un banc parsemé de fientes de pigeons, sur le trottoir d’en face, où je passai quelques instants avant de décider d’aller boire un verre, rien qu’un, pour me donner du courage. Je rentrai dans le premier café que je vis. Le barman avait la tête rasée, un gilet noir, l’air snob et désagréable ; je  commandai un pastis, que je mouillai à peine avant de l’avaler d’un trait. L’idée d’être séparé d’Eléonore, et surtout de devoir lui annoncer cette séparation me paraissait irréelle, intolérable. Je me dis qu’il fallait en finir ; je demandai deux autres verres que je bus rapidement,  payai et sortis. Il était dix heures et quart.
Je repris rapidement la direction du supermarché ; je courais presque. J’entrai et reconnus mon amie ; elle se trouvait derrière un comptoir au-dessus duquel une pancarte disait « accueil clients ». Il n’y avait heureusement pas grand-monde à cette heure-ci ; Eléonore ne semblait pas très occupée. Elle m’aperçut et parut surprise. Je m’approchai du comptoir. Le vigile du supermarché, une espèce d’hippopotame qui trônait à côté de l’accueil, me dévisageait. Cent quarante kilos de bêtise et d’utilité dans un complet noir : en voila un qui ne risque pas d’être expulsé, me dis-je.   
« Je peux te parler cinq minutes ? demandai-je à Eléonore qui ouvrait de grands yeux.  
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Je vais t’expliquer. Tu ne peux pas prendre une pause ?  
- Si, peut-être. » Eléonore décrocha un téléphone et demanda à être remplacée. Puis elle m’accompagna dehors, sous les yeux de l’énorme vigile qui affectait à présent l’indifférence.
« J’ai une nouvelle à t’annoncer, lui dis-je. Une mauvaise nouvelle. » Nous nous trouvions à côté du banc sur lequel je m’étais assis un peu plus tôt. Sans qu’il fît un froid vraiment hivernal, le fond de l’air me semblait glacé.
« De quoi s’agit-il ? demanda Eléonore. C’est ton rendez-vous ? 
- En effet » répondis-je. J’allumai une cigarette – la dernière du paquet - puis je m’écriai brutalement :
« Je suis expulsé du pays !
- Quoi ?
- Je fais partie des gens concernés par les nouvelles lois que le gouvernement a votées il y a quelque temps. Je suis chassé du pays ! Viré comme un malpropre !
- Mais, et moi …? Et nous ? »
Eléonore eut un sanglot. Je la pris dans mes bras. La tête me tournait. Elle pleurait contre mon épaule ; je tâchai de ne pas faire tomber trop de cendres sur ses vêtements. Fort heureusement elle portait son uniforme du supermarché, une blouse grise assez vilaine.
« Tu ne peux pas refuser d’être expulsé ? souffla-t-elle. Contester cette décision ? Faire appel à un avocat ?
- Tu ne te rends pas compte, Eléonore. Tu dis n’importe quoi.
- Alors, il n’y a rien à faire ? Nous allons donc être séparés ? Tu ne pourrais pas… te cacher ?
- Certaines personnes dans mon cas doivent bien essayer de se cacher. Mais je ne crois pas qu’elles aient un sort très enviable. Ces gens vivent dans la peur et dans la clandestinité.
- Mais je t’aime ! Je t’aiderai comme je t’ai toujours aidé, je ferai tout pour toi, tu le sais, mon amour !
 - Je le sais bien mais je risque de t’attirer de gros ennuis, et je n’en ai aucune envie. D’ailleurs je doute que tu puisses m’aider. »
Elle sanglotait, désespérée.
« Rassure-toi, dis-je en essayant de sourire, il n’est pas exclu que tu puisses un jour me rejoindre sur cette île ! Tu n’es pas une citoyenne aussi exemplaire que tu le penses, et il suffit que tu te laisses un petit peu aller pour être expulsée à ton tour ! »


  
Je passe sur les adieux à Eléonore ; je ne raconterai pas non plus le voyage que je fis en avion jusqu’au Boukaristan ; je fus à demi malade pendant la moitié du vol. Malgré tout ce que j’ai vécu par la suite, et toutes les horreurs que j’ai pu voir, ces souvenirs me paraissent encore extrêmement pénibles et je n’ai aucune envie de me les remémorer en détail. Arrivé à l’aéroport de Kargoustan, je dus prendre un autocar en compagnie d’autres exilés de mon espèce, lequel autocar nous emmena jusqu’au port de Bakourivas, où nous prîmes le bateau. La traversée me parut interminable ; je souffris horriblement du mal de mer. Des policiers nous accompagnaient. Plus mort que vif, je leur demandai la permission de me rendre sur le pont. Je l’obtins et sortis de la cabine où l’on me cantonnait, moi et quelques autres parias, en chancelant. Un vent glacé qui charriait des gouttes d’eau de mer me cingla le visage et je titubai jusqu’au garde-corps. Me redressant les larmes aux yeux après m’être soulagé l’estomac, je vis la forme d’une terre qui se dessinait dans la brume. « Voici donc l’endroit où je vais passer le restant de ma vie » pensai-je. Cela ne m’émut pas : tout me semblait dérisoire comparé aux nausées que je venais d’endurer.  
« Eh bien, dit une voix dans mon dos, ça va mieux ? »
Je me retournai et vis un homme d’une cinquantaine d’années que j’avais déjà aperçu dans l’autocar. Des cheveux bruns coupés assez courts frisaient au-dessus de son front, et il portait un veston gris.
« Moi aussi, tout cela me rend malade, dit-il. Mais que veux-tu y faire ! » J’acquiesçai en silence. L’homme avait un léger accent, italien sans doute. Le bateau continuait à danser ; les contours de notre île, dont je ne pouvais plus à présent détacher les yeux, devenaient de plus en plus précis.  « Depuis des années je fais de mon mieux, continua l’homme. Je ne méritais pas cette insulte d’être expulsé. Je suis quelqu’un d’honnête, de loyal. »
Il était assez trapu, légèrement plus petit que moi et ressemblait à Erich von Stroheim. Il y avait en lui un mélange de bouffonnerie et de dignité qui me rappelaient beaucoup ce grand acteur, que la plupart des gens (hormis les gamins étudiant le cinéma) ont probablement oublié. Il s’appelait Adriano.   « J’ai quitté l’Italie il y a vingt-sept ans, dit-il. J’ai passé plus de la moitié de ma vie dans votre pays. Quand j’étais jeune, je buvais et je me moquais de tout, c’est vrai ; ma première femme m’a quitté ; la deuxième aussi ; j’ai perdu plusieurs fois mon travail… Mais j’ai arrêté de boire et de fumer en dix jours, sans aucune aide, et je me suis repris en main, il y a déjà cinq ans ! Qu’est-ce que je peux y faire, si aujourd’hui personne ne veut plus donner sa chance à un homme de cinquante-deux ans …? Est-ce une raison pour m’expulser ?
- Non, certainement pas », répondis-je.
Adriano me tendit la main. « Je crois que nous aurons besoin de nous entraider, si nous voulons tenir le coup. Nous sommes les damnés de la société… ! Veux-tu qu’on devienne des partenaires ? On sera solidaires quoiqu’il arrive. »
J’étais partagé. Cette offre d’une amitié était la bienvenue, mais curieusement je n’étais pas d’humeur à l’accepter. Je ne suis pas d’un naturel très sociable, et dans ces circonstances j’avais plus que jamais envie de me replier sur moi-même. De plus il me paraissait étrange de devenir l’ami d’un individu que je connaissais depuis à peine cinq minutes. En tout cas je saisis sa main ; cela n’engageait à rien ; j’avais bien serré celle du fonctionnaire qui m’avait convoqué pour m’expulser !
« Et toi, que faisais-tu dans la vie ? demanda Adriano quand il eut lâché ma main, en s’approchant du bastingage.  
- Rien, répondis-je. Pas grand-chose. C’est là tout le problème. »
Adriano hocha la tête. Le vent s’acharnait à nous souffleter ; les boucles noires de mon camarade s’agitaient et les épaules de son veston étaient mouillées. Je me sentais un peu mieux. Bientôt un flic vint nous dire de regagner nos cabines ; nous nous séparâmes et reprîmes la direction de nos places respectives. Peu après nous débarquâmes dans notre île ; je ne retrouvai pas Adriano dans la foule. Je l’avais perdu de vue.
Le climat de notre île était celui du Boukaristan septentrional. On y avait construit des immeubles d’une laideur corbuséenne, tout à fait semblables aux barres d’H.L.M. d’autrefois. Ils semblaient déjà passablement délabrés. La populace la plus détestable les habitait.
Je disposais d’une chambre d’environ vingt mètres carrés au quatrième étage d’un de ces bâtiments, comprenant un réchaud à gaz, un lavabo et des waters ; la porte de ma chambre fermait mal, comme celles de la plupart des autres logements, ainsi que je l’appris plus tard. Cela me préoccupait beaucoup, car mes voisins n’étaient pas exactement du genre fréquentable.  Ils passaient le plus clair de leur temps à s’enivrer, à fumer des cigarettes de cannabis et à pousser des hurlements. Leur vacarme me rendit fou assez rapidement ; il m’arriva de donner des coups de poing voire des coups de chaussure contre le mur pour les faire taire ; mais ils me répondirent en hurlant des insultes à travers la cloison, et je n’osai insister. S’ils avaient décidé de faire irruption dans ma chambre et de me tabasser jusqu’à ce que mort s’ensuive, personne n’y aurait rien trouvé à redire.
Je n’avais pas le droit (ni le moyen) d’écrire à Eléonore, ni à qui que ce fût. Nous n’avions évidemment ni téléphone, ni connexion Internet. J’avais emporté très peu de bagages. Les quelques livres et le poste de télévision que j’avais apportés furent volés : je retrouvai les premiers déchirés, déchiquetés, dans la gadoue devant l’immeuble, et je reconnus le second en jetant un coup d’œil furtif dans l’appartement de mon voisin dont la porte était grande ouverte. Le voleur savait que je savais ; et il continuait de me saluer quand je le rencontrais ; s’entêtait à m’adresser un bonjour insolent, narquois, haïssable, auquel je n’osais pas ne pas répondre. La loi du plus fort régnait dans notre cité ; il n’y avait pas un seul flic aux alentours, hormis ceux qui protégeaient le centre commercial bâti non loin de là. C’était une chose très curieuse que ce centre commercial ; il semblait surgi de nulle part.  Les habitants de la cité n’avaient pas d’autre choix que d’aller y faire leurs courses ; il n’y avait apparemment pas âme qui vécût dans tout le pays en dehors des immeubles que nous habitions et de cet unique magasin.
Nos immeubles et le centre commercial étaient comme des ilots au milieu d’une nature vierge, indomptée. Une forêt immense, giboyeuse, s’étendait sur les trois quarts de l’île ; nous étions cernés par les arbres et par les bêtes sauvages. Il n’était pas rare que je fusse réveillé le matin par les cris des oiseaux. Dans ces cas-là je me levais et je m’empressais de sortir de ma chambre, pour aller me promener pendant que tous dormaient encore, afin de profiter de la fraîcheur de l’aube, et surtout de la solitude ; je faisais alors le tour du pâté de maison et j’avais la joie de ne croiser aucun de mes voisins, que je commençais à détester passionnément. Je rencontrais parfois un renard ou un hérisson attardé, qui dirigeaient sur moi leurs prunelles étincelantes et s’en allaient rampant ou galopant vers la forêt toute proche. Je n’avais encore jamais osé m’y aventurer ; je craignais de m’y perdre.
Un après-midi je décidai pourtant d’aller l’explorer ; j’étais complètement désœuvré, et j’en avais plus qu’assez d’entendre les éclats de voix avinés de mes voisins.  Je sortis, claquai la porte de ma chambre et dévalai les escaliers. Je prenais le chemin des bois quand quelqu’un m’interpela :
« N’allez jamais par là ; surtout pas ! C’est un conseil d’ami. »
Je sursautai. Me retournant, je vis un homme d’une soixantaine d’années, le visage dur, sillonné de rides ; il avait des cheveux blancs hérissés, des vêtements en désordre : la chemise aussi froissée que la peau de sa figure. « C’est inutile d’aller au-devant du danger, dit-il d’un ton bourru. Nous serons bien tués assez tôt. »
Son regard était fiévreux ; je le pris pour un fou.
 « Tués ? Mais par qui ? lui demandai-je, machinalement. Qu’est-ce que vous me racontez …? »
Il haussa les épaules, me tourna le dos et reprit la direction des immeubles. « Ce vieux con n’a plus toute sa tête » pensai-je ; mais sa remarque m’avait ôté l’envie d’aller me promener.
Qu’une partie d’entre nous dût finir assassinée, je n’en doutais guère ; mais je ne pensais pas que le danger pût venir de la forêt. Dans nos immeubles cohabitaient des imbéciles de mon espèce, d’anciens délinquants, des drogués, et des fous ; la lie de la société. Jusqu’à présent je me méfiais de tous mes voisins, mais d’eux seuls. « Qu’a-t-il voulu dire, ce vieil imbécile ? » pestai-je ; puis je renonçai à essayer de le comprendre. Je refusais de me l’avouer mais j’avais peur ; je n’éprouvais pas une peur rationnelle comme celle que mes voisins m’inspiraient, mais une terreur superstitieuse, irréfléchie. Je repris sans m’en apercevoir le chemin de la cité ; au loin des corbeaux poussaient leur cri de mégère assassinée. Cela faisait trois semaines que j’étais arrivé sur l’île. 
(...)

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