Je me souviens bien du jour où j’ai reçu ma
convocation. Je faisais la sieste ; probablement étais-je à moitié ivre. Eléonore
s’est approchée du lit et m’a doucement touché l’épaule ; j’ai ouvert les
yeux et elle m’a tendu une enveloppe,
sur laquelle j’ai vu un tampon officiel qui m’a un peu étonné. Il y avait longtemps
que je n’avais pu contempler le profil de la déesse de la République imprimé
près de mon nom sur du papier blanc. Que me voulait donc l’Etat ?
Socialement parlant, je n’existais pas ; je n’étais plus étudiant ;
je n’avais ni travail, ni carte d’électeur, je n’étais pas inscrit comme
demandeur d’emploi. J’étais convoqué le jeudi suivant à neuf heures précises au
bureau des affaires sociales. Cela ne m’enchantait guère. Pour être ponctuel à
ce rendez-vous, je devais me lever à sept heures du matin ! Je ne m’étais
pas réveillé aussi tôt depuis des lustres. Mais il était inutile de
pester ; apparemment, je n’avais guère le choix. On ne plaisante pas avec
la déesse de la République.
Le jour dit, je me levai donc en même temps
qu’Eléonore ; elle m’embrassa et partit au travail ; puis j’allai me
raser, passai des vêtements propres, laçai mes chaussures et quittai notre
appartement ; une timide curiosité, colorée d’appréhension, commençait de
briller à travers les brumes de mon esprit engourdi, en même temps que le
soleil dans le petit matin livide.
Eléonore et moi ne regardions jamais le journal
télévisé, et n’achetions pas de quotidiens ni de magazines ; nous avions
vaguement entendu parler des mesures que le nouveau gouvernement avait décidé
de prendre pour reconstruire notre vieille nation, mais j’étais loin de me
douter que ces mesures me concernaient. Je pris le tram ; je passai trois
quarts d’heure en compagnie de voyageurs aux visages mornes, les uns cravatés
et munis d’attaché-case, les autres en tenue décontractée ; puis je pris, à
pieds, le chemin du bureau des affaires sociales, après avoir demandé mon
chemin à plusieurs commerçants et à une vieille qui promenait son chien.
J’arrivai aux affaires sociales à neuf heures moins dix. On m’indiqua le
premier étage ; j’y montai ; le couloir était vide, et orné d’une
rangée de fauteuils en acier rouge. Je m’assis. Que me voulait-on
exactement ? L’incertitude, ces murs blancs, ces sièges vides
m’accablaient. Soudain la nausée me tordit les entrailles. J’avais la colique.
J’avais besoin de me vider les intestins, de toute urgence. Hélas, j’ignorais
où se trouvaient les WC. Quatre minutes à peine me séparaient maintenant de mon
rendez-vous. On m’appela ; je ressentis une brusque montée d’adrénaline en
entendant mon nom prononcé par le fonctionnaire. Enfin j’allais savoir, l’heure
du combat sonnait ! Ma crise s’apaisa, comme par enchantement.
« Asseyez-vous, je vous prie » me dit
l’employé qui me recevait, un homme brun d’une trentaine d’années aux cheveux
coupés très courts. Un peu plus grand que la moyenne et très mince, il était
vêtu d’un pullover et d’un blue-jean. Sa barbe rasée la veille au soir commençait
à renaître, habillant d’une ombre bleue son visage maigre. Je n’ai pas oublié
sa figure ; il me fut immédiatement antipathique. Je m’assis en face de
lui, et il feuilleta une liasse de papiers qu’il venait de sortir du tiroir de
son bureau ; puis il saisit la souris de son ordinateur, qu’il se mit à
consulter d’un air constipé. Je trouvai le temps un peu long.
« Pour quelle raison m’avez-vous fait venir ?...
demandai-je.
- Un instant, s’il vous plaît » répondit-il d’un
ton calme et autoritaire qui me déplut au-delà de toute expression.
Quelques instants après il dit :
« Bon. Voilà qui est bien. » Ces quelques
mots ne m’étaient pas vraiment destinés ; il pensait tout haut,
semblait-il - ou affectait de le faire. Il s’adressa soudain franchement à moi,
en me regardant droit dans les yeux : « Bon ! Je dois à
présent vous poser quelques questions. »
Je m’étonnai, et m’impatientai un peu. « Vous
n’allez pas me dire pourquoi j’ai été convoqué ?
- Ne vous inquiétiez pas ! Vous le saurez bien
assez tôt. Mais pour commencer, je vous prie de répondre à mes questions. Ce ne
sera pas long, si vous y mettez du vôtre. Qu’avez-vous fait durant ces
dernières années ?
- Ce que j’ai fait …?
- Dans votre vie professionnelle.
- Je dois dire que c’est compliqué. Je…
- Je vois que vous avez été inscrit à deux reprises
comme demandeur d’emploi. Vous avez été radié, à chaque fois. Pour quelles
raisons ?
- Vous le savez bien, m’agaçai-je. Je n’ai pas pensé à
me faire réenregistrer.
- Et pourquoi ? »
Je commençais à en avoir assez de ses pourquoi.
« Où est le problème ? dis-je en haussant
les épaules. Vous m’avez effacé des fichiers. Je ne touche pas le
chômage ; je n’ai droit à aucune indemnité et je ne demande rien.
Qu’est-ce qui vous chiffonne ?
- Vous êtes donc sans travail, et vous ne jugez pas
nécessaire de rester enregistré comme demandeur d’emploi. Vous n’avez pas
toujours été dans cette situation, n’est-ce pas ? Que faisiez-vous auparavant ?
- Eh bien, je… J’écris. Enfin, j’écrivais. Mais je
dois dire que ce n’est pas évident de gagner sa vie de cette manière. J’ai aussi
été figurant, dans un théâtre. J’ai fait cela pendant deux semaines. C’était il
y a longtemps.
- A présent, que faites-vous de vos
journées ? »
Je ne répondis pas.
« Quels sont vos projets ? demanda-t-il. Où
vous voyez-vous dans dix ans ?
- Ca fait loin !
- Et dans cinq ans ?
- Je ne sais pas.
- Et aujourd’hui, de quelle manière estimez-vous vous
rendre utile à la communauté ? »
Je gardai le silence. Le regard inquisiteur et
insolent de ses yeux sombres restait braqué sur moi. J’aurais aimé les lui
fermer à coups de poings. Mais je restai au fond de mon siège et baissai les
yeux la plupart du temps. Il y avait dans le ton et dans les manières de ce
connard un tel mélange de familiarité et de despotisme glacial ! C’était
insupportable. Il se remit à consulter son ordinateur.
« Je vois aussi que vous avez été mêlé à des
affaires d’ivresse sur la voie publique, dit-il.
- J’étais jeune !
- Vous avez abandonné deux fois vos études,
continua-t-il. Vous n’avez cessé d’échouer, plus ou moins volontairement,
semble-t-il, dans tout ce que vous avez entrepris. »
Il délaissa son ordinateur, recula légèrement son
siège de la table et dirigea de nouveau ses yeux sur moi.
« Comprenez-le,
soupira-t-il, je n’ai rien contre vous. Mais votre dossier est catastrophique. Si
vous ne me fournissez aucun élément dans les semaines à venir qui puisse
améliorer ce bilan, je ne pourrai rien faire pour empêcher que vous soyez
classé expulsable.
- Pardon …?
- J’ai des ordres, Monsieur. Que
croyez-vous ? »
Il n’y avait pas grand-chose à ajouter. Le
fonctionnaire se leva, et je l’imitai ; il me tendit sa main que je serrai
sans savoir pourquoi, et je sortis de son bureau. Je descendis les escaliers
comme un automate, traversai le hall d’accueil et retrouvai le froid de la rue.
Les immeubles exhibaient leurs façades grises et indifférentes. Quand je montai
dans le tram, j’étais aussi calme que ceux qui ont tout perdu. J’étais persuadé
qu’aucun effort de ma part ne pourrait modifier ma situation.
Ainsi j’allais être expulsé, comme un clandestin, du
pays où j’étais né et où j’avais passé toute ma vie. Je savais bien qu’en
raisonnant de la sorte, je me référais à une morale d’un autre temps ; à
présent il valait mieux être un brillant étranger venu pour apporter ses qualités
à notre vieille nation qu’une nullité indigène. Je n’aimais pas mon pays, de
toutes manières. Je ne le haïssais pas ; mais il m’était indifférent. Je décidai
soudain de descendre du tram ; j’étais persuadé qu’il me fallait annoncer
au plus tôt cette pénible nouvelle à Eléonore ; plus je tarderais, plus ce
serait difficile.
Le supermarché où
travaillait mon amie n’était pas situé très loin du bureau des affaires
sociales. Quand je reconnus l’enseigne du magasin, je me mis à hésiter. Je
n’arrivais pas à me décider à rentrer ; je m’approchais des portes, puis
je reculais, anxieux ; je finis par m’installer sur un banc parsemé de
fientes de pigeons, sur le trottoir d’en face, où je passai quelques instants
avant de décider d’aller boire un verre, rien qu’un, pour me donner du courage.
Je rentrai dans le premier café que je vis. Le barman avait la tête rasée, un
gilet noir, l’air snob et désagréable ; je commandai un pastis, que je mouillai à peine
avant de l’avaler d’un trait. L’idée d’être séparé d’Eléonore, et surtout de
devoir lui annoncer cette séparation me paraissait irréelle, intolérable. Je me
dis qu’il fallait en finir ; je demandai deux autres verres que je bus
rapidement, payai et sortis. Il était
dix heures et quart.
Je repris rapidement la
direction du supermarché ; je courais presque. J’entrai et reconnus mon amie ;
elle se trouvait derrière un comptoir au-dessus duquel une pancarte disait
« accueil clients ». Il n’y avait heureusement pas grand-monde à
cette heure-ci ; Eléonore ne semblait pas très occupée. Elle m’aperçut et
parut surprise. Je m’approchai du comptoir. Le vigile du supermarché, une
espèce d’hippopotame qui trônait à côté de l’accueil, me dévisageait. Cent
quarante kilos de bêtise et d’utilité dans un complet noir : en voila un qui
ne risque pas d’être expulsé, me dis-je.
« Je peux te parler cinq minutes ?
demandai-je à Eléonore qui ouvrait de grands yeux.
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Je vais t’expliquer. Tu ne peux pas prendre une
pause ?
- Si, peut-être. » Eléonore décrocha un téléphone
et demanda à être remplacée. Puis elle m’accompagna dehors, sous les yeux de
l’énorme vigile qui affectait à présent l’indifférence.
« J’ai une nouvelle à t’annoncer, lui dis-je. Une
mauvaise nouvelle. » Nous nous trouvions à côté du banc sur lequel je
m’étais assis un peu plus tôt. Sans qu’il fît un froid vraiment hivernal, le
fond de l’air me semblait glacé.
« De quoi s’agit-il ? demanda Eléonore.
C’est ton rendez-vous ?
- En effet » répondis-je. J’allumai une cigarette
– la dernière du paquet - puis je m’écriai brutalement :
« Je suis expulsé du pays !
- Quoi ?
- Je fais partie des gens concernés par les nouvelles
lois que le gouvernement a votées il y a quelque temps. Je suis chassé du pays !
Viré comme un malpropre !
- Mais, et moi …? Et nous ? »
Eléonore eut un sanglot. Je la pris dans mes bras. La
tête me tournait. Elle pleurait contre mon épaule ; je tâchai de ne pas
faire tomber trop de cendres sur ses vêtements. Fort heureusement elle portait
son uniforme du supermarché, une blouse grise assez vilaine.
« Tu ne peux pas refuser d’être expulsé ? souffla-t-elle.
Contester cette décision ? Faire appel à un avocat ?
- Tu ne te rends pas compte, Eléonore. Tu dis
n’importe quoi.
- Alors, il n’y a rien à faire ? Nous allons donc
être séparés ? Tu ne pourrais pas… te cacher ?
- Certaines personnes dans mon cas doivent bien
essayer de se cacher. Mais je ne crois pas qu’elles aient un sort très
enviable. Ces gens vivent dans la peur et dans la clandestinité.
- Mais je t’aime ! Je t’aiderai comme je t’ai
toujours aidé, je ferai tout pour toi, tu le sais, mon amour !
- Je le sais
bien mais je risque de t’attirer de gros ennuis, et je n’en ai aucune envie. D’ailleurs
je doute que tu puisses m’aider. »
Elle sanglotait, désespérée.
« Rassure-toi, dis-je en essayant de sourire, il
n’est pas exclu que tu puisses un jour me rejoindre sur cette île ! Tu
n’es pas une citoyenne aussi exemplaire que tu le penses, et il suffit que tu
te laisses un petit peu aller pour être expulsée à ton tour ! »
Je passe sur les adieux à Eléonore ; je ne
raconterai pas non plus le voyage que je fis en avion jusqu’au Boukaristan ; je
fus à demi malade pendant la moitié du vol. Malgré tout ce que j’ai vécu par la
suite, et toutes les horreurs que j’ai pu voir, ces souvenirs me paraissent
encore extrêmement pénibles et je n’ai aucune envie de me les remémorer en
détail. Arrivé à l’aéroport de Kargoustan, je dus prendre un autocar en
compagnie d’autres exilés de mon espèce, lequel autocar nous emmena jusqu’au
port de Bakourivas, où nous prîmes le bateau. La traversée me parut interminable ;
je souffris horriblement du mal de mer. Des policiers nous accompagnaient. Plus
mort que vif, je leur demandai la permission de me rendre sur le pont. Je l’obtins
et sortis de la cabine où l’on me cantonnait, moi et quelques autres parias, en
chancelant. Un vent glacé qui charriait des gouttes d’eau de mer me cingla le
visage et je titubai jusqu’au garde-corps. Me redressant les larmes aux
yeux après m’être soulagé l’estomac, je vis la forme d’une terre qui se
dessinait dans la brume. « Voici donc l’endroit où je vais passer le
restant de ma vie » pensai-je. Cela ne m’émut pas : tout me semblait dérisoire
comparé aux nausées que je venais d’endurer.
« Eh bien, dit une voix dans mon dos, ça va
mieux ? »
Je me retournai et vis un homme d’une cinquantaine
d’années que j’avais déjà aperçu dans l’autocar. Des cheveux bruns coupés assez
courts frisaient au-dessus de son front, et il portait un veston gris.
« Moi aussi, tout cela me rend malade, dit-il.
Mais que veux-tu y faire ! » J’acquiesçai en silence. L’homme
avait un léger accent, italien sans doute. Le bateau continuait à danser ;
les contours de notre île, dont je ne pouvais plus à présent détacher les yeux,
devenaient de plus en plus précis. « Depuis
des années je fais de mon mieux, continua l’homme. Je ne méritais pas cette
insulte d’être expulsé. Je suis quelqu’un d’honnête, de loyal. »
Il était assez trapu, légèrement plus petit que moi et
ressemblait à Erich von Stroheim. Il y avait en lui un mélange de bouffonnerie
et de dignité qui me rappelaient beaucoup ce grand acteur, que la plupart des
gens (hormis les gamins étudiant le cinéma) ont probablement oublié. Il
s’appelait Adriano. « J’ai quitté
l’Italie il y a vingt-sept ans, dit-il. J’ai passé plus de la moitié de ma vie
dans votre pays. Quand j’étais jeune, je buvais et je me moquais de tout, c’est
vrai ; ma première femme m’a quitté ; la deuxième aussi ; j’ai perdu
plusieurs fois mon travail… Mais j’ai arrêté de boire et de fumer en dix jours, sans aucune aide, et je me suis repris en
main, il y a déjà cinq ans ! Qu’est-ce que je peux y faire, si aujourd’hui
personne ne veut plus donner sa chance à un homme de cinquante-deux ans …?
Est-ce une raison pour m’expulser ?
- Non, certainement pas », répondis-je.
Adriano me tendit la main. « Je crois que nous aurons
besoin de nous entraider, si nous voulons tenir le coup. Nous sommes les damnés
de la société… ! Veux-tu qu’on devienne des partenaires ? On sera
solidaires quoiqu’il arrive. »
J’étais partagé. Cette offre d’une amitié était
la bienvenue, mais curieusement je n’étais pas d’humeur à l’accepter. Je ne
suis pas d’un naturel très sociable, et dans ces circonstances j’avais plus que
jamais envie de me replier sur moi-même. De plus il me paraissait étrange de
devenir l’ami d’un individu que je connaissais depuis à peine cinq minutes. En
tout cas je saisis sa main ; cela n’engageait à rien ; j’avais bien
serré celle du fonctionnaire qui m’avait convoqué pour m’expulser !
« Et toi, que faisais-tu dans la vie ?
demanda Adriano quand il eut lâché ma main, en s’approchant du bastingage.
- Rien, répondis-je. Pas grand-chose. C’est là tout le
problème. »
Adriano hocha la tête. Le vent s’acharnait à nous
souffleter ; les boucles noires de mon camarade s’agitaient et les épaules
de son veston étaient mouillées. Je me sentais un peu mieux. Bientôt un flic
vint nous dire de regagner nos cabines ; nous nous séparâmes et reprîmes
la direction de nos places respectives. Peu après nous débarquâmes dans notre
île ; je ne retrouvai pas Adriano dans la foule. Je l’avais perdu de vue.
Le climat de notre île était celui du Boukaristan
septentrional. On y avait construit des immeubles d’une laideur corbuséenne,
tout à fait semblables aux barres d’H.L.M. d’autrefois. Ils semblaient déjà passablement
délabrés. La populace la plus détestable les habitait.
Je disposais d’une chambre d’environ vingt mètres
carrés au quatrième étage d’un de ces bâtiments, comprenant un réchaud à gaz,
un lavabo et des waters ; la porte de ma chambre fermait mal, comme celles
de la plupart des autres logements, ainsi que je l’appris plus tard. Cela me
préoccupait beaucoup, car mes voisins n’étaient pas exactement du genre
fréquentable. Ils passaient le plus
clair de leur temps à s’enivrer, à fumer des cigarettes de cannabis et à pousser
des hurlements. Leur vacarme me rendit fou assez rapidement ; il m’arriva
de donner des coups de poing voire des coups de chaussure contre le mur pour
les faire taire ; mais ils me répondirent en hurlant des insultes à travers
la cloison, et je n’osai insister. S’ils avaient décidé de faire irruption dans
ma chambre et de me tabasser jusqu’à ce que mort s’ensuive, personne n’y aurait
rien trouvé à redire.
Je n’avais pas le droit (ni le moyen) d’écrire à
Eléonore, ni à qui que ce fût. Nous n’avions évidemment ni téléphone, ni
connexion Internet. J’avais emporté très peu de bagages. Les quelques livres et
le poste de télévision que j’avais apportés furent volés : je retrouvai
les premiers déchirés, déchiquetés, dans la gadoue devant l’immeuble, et je
reconnus le second en jetant un coup d’œil furtif dans l’appartement de mon
voisin dont la porte était grande ouverte. Le voleur savait que je
savais ; et il continuait de me saluer quand je le rencontrais ; s’entêtait
à m’adresser un bonjour insolent, narquois, haïssable, auquel je n’osais pas ne
pas répondre. La loi du plus fort régnait dans notre cité ; il n’y avait
pas un seul flic aux alentours, hormis ceux qui protégeaient le centre
commercial bâti non loin de là. C’était une
chose très curieuse que ce centre commercial ; il semblait surgi de nulle
part. Les habitants de la cité n’avaient
pas d’autre choix que d’aller y faire leurs courses ; il n’y avait
apparemment pas âme qui vécût dans tout le pays en dehors des immeubles que nous
habitions et de cet unique magasin.
Nos immeubles et le centre commercial étaient comme des
ilots au milieu d’une nature vierge, indomptée. Une forêt immense, giboyeuse,
s’étendait sur les trois quarts de l’île ; nous étions cernés par les arbres
et par les bêtes sauvages. Il n’était pas rare que je fusse réveillé le matin par
les cris des oiseaux. Dans ces cas-là je me levais et je m’empressais de sortir
de ma chambre, pour aller me promener pendant que tous dormaient encore, afin
de profiter de la fraîcheur de l’aube, et surtout de la solitude ; je
faisais alors le tour du pâté de maison et j’avais la joie de ne croiser aucun
de mes voisins, que je commençais à détester passionnément. Je rencontrais parfois
un renard ou un hérisson attardé, qui dirigeaient sur moi leurs prunelles étincelantes
et s’en allaient rampant ou galopant vers la forêt toute proche. Je n’avais
encore jamais osé m’y aventurer ; je craignais de m’y perdre.
Un après-midi je décidai pourtant d’aller
l’explorer ; j’étais complètement désœuvré, et j’en avais plus qu’assez
d’entendre les éclats de voix avinés de mes voisins. Je sortis, claquai la porte de ma chambre et dévalai les escaliers. Je prenais le chemin des
bois quand quelqu’un m’interpela :
« N’allez jamais par là ; surtout pas !
C’est un conseil d’ami. »
Je sursautai. Me retournant, je vis un homme d’une
soixantaine d’années, le visage dur, sillonné de rides ; il avait des
cheveux blancs hérissés, des vêtements en désordre : la chemise aussi froissée
que la peau de sa figure. « C’est inutile d’aller au-devant du danger, dit-il
d’un ton bourru. Nous serons bien tués assez tôt. »
Son regard était fiévreux ; je le pris pour un
fou.
« Tués ?
Mais par qui ? lui demandai-je, machinalement. Qu’est-ce que vous me racontez …? »
Il haussa les épaules, me tourna le dos et reprit la
direction des immeubles. « Ce vieux con n’a plus toute sa tête »
pensai-je ; mais sa remarque m’avait ôté l’envie d’aller me promener.
Qu’une partie d’entre nous dût finir assassinée, je n’en
doutais guère ; mais je ne pensais pas que le danger pût venir de la forêt.
Dans nos immeubles cohabitaient des imbéciles de mon espèce, d’anciens
délinquants, des drogués, et des fous ; la lie de la société. Jusqu’à
présent je me méfiais de tous mes voisins, mais d’eux seuls. « Qu’a-t-il
voulu dire, ce vieil imbécile ? » pestai-je ; puis je renonçai à
essayer de le comprendre. Je refusais de me l’avouer mais j’avais peur ;
je n’éprouvais pas une peur rationnelle comme celle que mes voisins
m’inspiraient, mais une terreur superstitieuse, irréfléchie. Je repris sans
m’en apercevoir le chemin de la cité ; au loin des corbeaux poussaient
leur cri de mégère assassinée. Cela faisait trois semaines que j’étais arrivé
sur l’île.
(...)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire