Norbert-Edouard X vivait des
maigres revenus que lui assurait la vente des pastels de son amie, la blonde et
naïve Nathalie, une Alsacienne qui troussait de fausses peintures orientalistes
du XIXe siècle. Ses affaires miteuses avec des brocanteurs qui refourguaient la
marchandise à des gogos permettaient à Norbert-Edouard de survivre. Ancien
expert-comptable, il avait tout plaqué suite à une dépression nerveuse, à moins
qu’il ne se fût fait virer, je ne me souviens plus très bien, je crois que je
ne l’ai jamais su, d’ailleurs.
Mes parents avaient fait sa
connaissance à l’occasion d’un vernissage dans une galerie de l’est parisien,
et ils l’avaient trouvé charmant. De prime abord, on le trouvait toujours
charmant ; il était mordant, cynique, plein d’esprit aux yeux de bourgeois
un peu impressionnables ; après quelque temps on se mettait à le détester
– parce qu’il était mordant, cynique et plein d’esprit, justement ! Ce qui
plaisait en lui déplaisait l’instant d’après, comme un mauvais vin qui donne la
migraine. Je le vis pour la première fois chez mes parents, et je m’enivrai de
vin, justement, pour la première fois de ma vie, pendant le repas ; la
compagne de Norbert ne toucha même pas au verre de blanc que lui avait servi
mon père. J’avais été abasourdi par l’apparence physique de Norbert ; il
ne mesurait pas un mètre soixante, et sa femme était aussi grande que moi - grande
et blonde, avec un long nez d’oiseau et une grande bouche qui ne lui seyaient
pas mal.
Norbert et Nathalie habitaient
Trémoulliard, sur la route de Bazeuges, une commune de cent trente habitants, à
quatre-vingt-neuf kilomètres de Paris, accessible par la nationale D. Il
s’était débrouillé pour acheter une maison à moitié détruite, juste au bord de
la nationale, perpétuellement sillonnée par des camions poids lourds qui
prenaient cette route pour éviter les péages. Norbert avait régulièrement
l’occasion de ramasser les lapins morts sur le bord de la route, et il
n’hésitait pas à les cuisiner.
Avec son nez crochu, ses
cheveux mal peignés, sa petit taille et ses réparties cinglantes, il allait et
venait en bermuda troué dans le jardinet entourant sa propriété aux murs
lépreux et aux fenêtres couvertes de poussière.
Il vivait le plus souvent isolé, avec sa compagne et sa vieille mère,
qui était venue habiter avec eux. La retraite de la vieille complétait les
revenus étiques du ménage. Norbert vivait aux crochets des deux femmes, ce qui
n’est pas un mal en soi : je ne songerais jamais à le lui reprocher,
chacun fait ce qu’il peut pour satisfaire cette catin qu’on appelle Société. Mais
Norbert était un emmerdeur. Il achetait régulièrement de vieilles voitures
inutilisables, appelées « tas de boue » par les spécialistes ;
huit ou neuf de ces spécimens bons pour la casse, minibus grisâtres ou vieilles
Peugeot moribondes, étaient garées en permanence dans son jardin, ce qui
laissait entendre aux rares quidams qui passaient dans la rue, ainsi qu’aux
nombreux camionneurs que la maison était habitée par de nombreuses personnes.
Une seule de ces bagnoles était capable de rouler. Elle exhalait du reste quand
elle le faisait d’épais nuages noirs.
Norbert semblait s’être
résigné à vivre comme un clodo, comptant sur les autres pour récupérer des
cigarettes… Je ne le lui reprocherai pas non plus : tant de personnes
complètement creuses font carrière, et mènent une existence bourgeoise, tant de
personnes qu’on oubliera tout à fait après leur mort ! Mais Norbert avait
un énorme défaut, que je ne lui pardonnerai jamais : il ne se lavait
jamais les cheveux et il avait des puces !
Mes parents et moi fûmes
invités à passer la journée chez lui, quand j’avais dix-neuf ans. Ce fut la
dernière fois que nous le vîmes. Nous arrivâmes en voiture à Trémoulliard sous
un soleil de plomb. Le village était situé dans une cuvette, et nous cuisions
sur place. Norbert nous accueillit en gesticulant, puis il entreprit de nous
gaver de poulet et de paella, et de saouler mon père, tout en essayant
d’éloigner son chien, une énorme créature noire qui ne cessa de me renifler les
parties intimes pendant que j’étais à table. La mère passait les plats ;
Nathalie riait comme une idiote. Assise en face de moi, la jeune femme se mit à
me parler jeux vidéo avec une extrême volubilité. Norbert avait l’âge de mon
père : cinquante ans, mais Nathalie avait quasiment mon âge. Elle devait
avoir vingt-six ans à l’époque. S’ennuyant à mourir les trois quarts du temps, quand
elle ne s’occupait pas à peindre ses Touaregs et ses chameaux, elle
s’abrutissait avec sa console de jeux. Enivrez-vous de vin, de poésie ou de
vertu ! Comme nous avions le même âge, elle s’attendait à ce que je fusse,
moi aussi, un gamer ; je n’en
étais pas un, je n’ai jamais joué aux jeux vidéo. Quand j’étais adolescent,
c’est la lecture qui m’aidait à tuer le temps. Cela n’empêcha pas Nathalie de
continuer à me parler de jeux vidéo. La maison de Norbert était une de ces
vieilles bicoques qui sentent l’humidité, avec de gros meubles noirs en chêne –
probablement la propriété de la mère – armoire normande, murs en pierre,
peintures poussiéreuses accrochées aux murs… Ce genre de vieux objets me
fascinaient quand j’étais petit. J’avais l’impression qu’ils faisaient partie
d’un autre monde et ils m’inspiraient un sentiment bizarre, le même que
j’éprouve en respirant l’odeur de la soupe aux choux dans une cage d’escalier.
Mon père avait, lui, horreur du bric-à-brac, il haïssait le principe même de
brocante voire d’héritage. C’est probablement pour ça que ces ambiances
m’étaient étrangères. Je compris vite que Nathalie vivait dans un isolement
terrible. Hormis Norbert-Edouard et sa mère, elle ne devait voir quasiment
personne. Ce qui expliquait sa volubilité, et sa façon de se jeter à la tête
des gens. Quand on en fut au café, et que je sentis venir l’indigestion –
Norbert nous avait gavés comme des oies – je compris une autre chose :
Norbert avait décidé qu’on l’aide à réparer le toit d’une remise dans le
jardin, qui avait perdu des tuiles. A ses yeux c’était moi ou mon père qui
devions nous charger de cette corvée, pour le remercier du bon dîner qu’il nous
avait offert. Mes parents le comprirent aussi et s’éclipsèrent en disant qu’ils
allaient revenir demain. Naturellement, je les suivis – je les suivais partout
à l’époque. J’emportais avec moi un peu de regrets. La conversation de mes
parents dans la voiture avait de quoi m’en donner : d’après eux, Nathalie
n’attendait qu’une chose : c’est qu’un jeune homme de son âge vienne la
« délivrer » de Norbert, qui la tenait quasiment prisonnière. Mes
parents étaient très irrités contre lui… Il faut dire qu’il n’avait cessé de
titiller mon père à table, et qu’il se levait régulièrement en s’écriant :
c’est une puce, quand il voyait quelque chose bouger sur la nappe, ou sur le
tissu de son short. Je dois convenir que c’est une manie agaçante, de plus
Nathalie vivait réellement comme une recluse.
L’après-midi quand nous sommes
allés faire une excursion pour aller voir de vieux remparts, Nathalie avait
pourtant expliqué à mon père que Norbert était presque un génie, et qu’il lui
avait tout appris, cependant que Norbert plaisantait, lui, avec ma mère – qu’il
se moquait d’elle, en réalité, l’appelant « ma grosse » ou « Mamy. »
- Je me demande bien ce
qu’il peut lui apporter, cet imbécile, disait mon père en tournant le volant de
sa voiture qui s’éloignait rapidement de Trémoulliard, sur la Nationale D. Tu
peux me dire ce qu’elle lui trouve ?
- Il la manipule, dit ma
mère.
- Il était vraiment très
désagréable, ce petit con. Un coup de chance qu’il ne nous ait pas fait du
civet de lapin ! C’est immonde, ce qu’il ose raconter à table.
Je soupirais en pensant à
Nathalie. Avant que mes parents ne parlent de tout ça, je n’avais pas remarqué
qu’elle était belle. J’avais dix-neuf ans, elle vingt-six, et si un jeune homme
devait la délivrer un jour de Norbert, ce ne serait pas moi. Elle était restée
dans la maison au bord de la route avec le petit homme aux cheveux sales et
avec sa mère, et moi j’étais reparti avec Papa-Maman. Voila le genre d’idioties
qui agitaient ma cervelle adolescente, alors que la voiture de mon père
s’élançait sur la nationale D. En vérité, je jouais avec l’idée
« d’enlever » Nathalie, mais je n’étais pas le moins du monde
amoureux d’elle, ni follement excité ; j’étais juste excédé par mon propre
manque d’audace, je ne me conduisais même pas comme un adolescent, mais comme
un petit garçon. La voiture de mon père, cette rassurante cage de métal à
roulettes m’entourait comme une prison. Les murs de la maison de Trémoulliard
étaient eux aussi une prison, pour Nathalie… Ce que je ne savais pas c’est
qu’ils en étaient une également pour la mère de Norbert, et pour Norbert
lui-même, bien qu’il jouât les geôliers. On est tous prisonniers de quelque
chose ou de quelqu’un. On peut choisir d’aménager sa prison, de cantiner un
peu, de pactiser avec son geôlier pour rendre la vie plus supportable, ou alors
essayer de s’évader, si on a du courage. Mais pour ça il faut très bien
connaître sa prison. La blonde Nathalie comme la plupart des gens était
incapable de voir les murs invisibles autour d’elle, bien plus hauts pourtant,
bien plus solides que le portail de fer de la maison de Norbert, toujours fermé
à clefs.
- Ce crétin nous a enfermés,
pestait mon père en regardant haineusement la nationale D. Il a fermé le
portail de sa maison à clefs pendant que nous étions là ! Je l’ai vu faire
avant qu’on passe à table. Quel con !
- Il prétend que des voyous
du village essaient de s’introduire chez lui, s’il ne le fait pas… C’est une
ceinture de chasteté qu’il devrait acheter pour Nathalie, ajouta ma mère.
- Je doute qu’on puisse
trouver ce genre d’article dans le commerce, dis-je d’un ton morne.
- Chez le quincailler,
peut-être.
Je regardais la route et la
nuit tomber au-dessus des champs ; j’étais assis derrière, et ma vitre
légèrement ouverte laissait passer un peu de vent qui me caressait le haut du
front. Je tâchais de m’abandonner à ce bien-être en oubliant mes velléités
infantiles et les échecs humiliants de ma volonté. Mais qu’aurais-je voulu
faire au juste ? J’imaginais un jeune homme large d’épaules, vêtu d’une
veste de motard en cuir noir, s’en aller avec Nathalie sur une moto, justement,
et je voyais aussi Norbert impuissant, s’arrachant les cheveux… Ou crachotant,
le visage blême, quelques paroles ironiques pour se consoler, et laisser
entendre qu’il s’en fichait. Qu’il se suffisait à lui-même avec son
« génie », sa compréhension du monde moderne, et sa vieille maison et
sa vieille maman…
- Nathalie est entièrement
coupée du monde, insistait mon père. Tu te rends compte qu’ils n’ont même pas
Internet ? Il ne veut pas entendre parler d’acheter un ordinateur.
- Il n’en a pas les moyens,
dit ma mère.
- J’ai cru comprendre que ça
ne l’intéresse vraiment pas, dis-je. Tu l’as entendu cet après-midi quand Papa
lui parlait d’ordinateur : il a dit : je n’ai pas besoin de votre
aquarium.
- De votre aquarium ! reprit mon père avec
indignation. Il ne faut pas être la moitié d’un con pour faire des comparaisons
pareilles. Un ordinateur te donne accès à toute la richesse du monde.
- Il te permet surtout de
vivre par procuration, soupirai-je.
- Et comment est-ce qu’il vit,
lui ? explosa mon père. Il ne vit même pas sa propre vie, en tout cas il
ne la gagne pas ! Il vend de
fausses peintures orientalistes, et il pique la retraite de sa mère ! Tu
ne vas pas me dire que ce n’est pas le dernier des cons !
- Oh non, je ne dirais pas cela. Je ne voudrais
pas te contrarier pour si peu…
La nuit tombait toujours,
elle n’en finissait pas de tomber sur les champs – sur les champs
interminables, et je m’étonnais qu’il existe un si vaste pays de paysans à si
peu de kilomètres de Paris.
Il y a quelques années, les
hasards de la vie m’ont donné l’occasion de voir à nouveau Trémoulliard. Nous
traversions, ma femme et moi, un village insignifiant dont j’avais aperçu le
nom sans réagir sur le panneau, quand je me souvins brusquement que c’était
bien ici, à Trémoulliard, qu’avaient habité ou habitaient encore Nathalie,
Norbert-Edouard et sa mère. Je voulus faire signe à ma femme de ralentir, de
s’arrêter ici, elle qui voulait justement déjeuner quelque part ; nous
revenions de vacances. Trop tard ! Elle avait déjà dépassé le village, il
s’éloignait derrière nous, hors de question de revenir en arrière. Je n’osais
pas, en tout cas, en faire la demande à celle qui pilotait la voiture… En quel
honneur, n’est-ce pas ? « Ma chérie, j’ai fait le projet d’enlever
une femme ici il y a quinze ans… » Bref. Nous revînmes chez nous et je n’y
pensai plus, ou je fis en sorte de ne pas y penser… Mais le lendemain, occupé à
rédiger je ne sais quel courrier ennuyeux destiné à un fonctionnaire de la
sécurité sociale ou des impôts, je reçus un coup de fil de ma mère. Je suis
resté fâché avec mes parents pendant quelques années ; nous avions renoué
peu de temps auparavant, mais les relations avec ma mère restaient tendues.
Néanmoins heureux de saisir le premier prétexte venu pour échapper à mon
emmerdante besogne, je répondis immédiatement et, après quelques minutes, je ne
pus m’en empêcher : je parlai à Maman de Trémoulliard, mentionnai ma
traversée de ce village inoubliable, et lui demandai si par hasard il ne lui
était jamais arrivé d’avoir des nouvelles de Nathalie et de Norbert-Edouard.
J’étais certain qu’elle me dirait non - quand mes parents se fâchent avec
quelqu’un, c’est généralement pour la vie – mais ma mère me répondit :
- Bien sûr. J’ai appris leur
mort récemment. Tu n’as pas su ? Figure-toi qu’un routier a loupé le
virage et est allé s’emplafonner dans la maison de Norbert, qui s’est écroulée
sur eux. Leur maison était construite près d’un virage, juste au bord de la
nationale… C’est grâce à ça que Norbert a pu l’avoir pour si peu, d’ailleurs. Norbert,
Nathalie et la mère de Norbert ont été tués tous les trois. Penses-tu ! La
maison s’est écroulée sur eux.