L’humanité a enfin été
libérée du travail. Cette victoire, dont n’osaient pas rêver nos aïeux, la
génération de mon père l’a connue : désormais, plus personne n’a besoin de
travailler pour vivre, du moins dans les pays civilisés – ce que font les
habitants du tiers-monde, c’est une autre affaire et ça ne nous regarde pas.
Mettre fin à la malédiction
qui frappe l’homme depuis Adam semblait à nos ancêtres pure folie, ou à tout le
moins utopie des plus hasardeuses ; et pourtant, la fin du travail nous
apparait aujourd’hui comme une fatalité, ou plutôt comme l’aboutissement
inévitable de l’évolution des Nouvelles Technologies. Au début du siècle, la
plupart des taches étaient déjà déléguées aux machines. Standardistes,
ouvriers, manutentionnaires, les gens chargés de besognes répétitives avaient
depuis longtemps été remplacés par des robots et des ordinateurs. Le temps
passant, ces machines devinrent de plus en plus intelligentes et de plus
en plus performantes, grâce au génie des hommes qui les concevaient ; elles
purent assumer le travail des secrétaires, des mécaniciens, des
aides-comptables, des clercs de notaire… Puis des chauffeurs de taxi, des
agents de sécurité, des gendarmes, des artistes, des enseignants, des
infirmières, des psychologues, des membres de l’administration… Petit à petit,
l’ensemble des actifs fut remplacé par des robots, et les chiffres du chômage,
déjà obèses, explosèrent.
Pour que les gens puissent
vivre, on mit en place le Revenu Universel. Cette idée généreuse, que d’aucuns
jugeaient irréalisable vingt ans plus tôt, il devint non seulement possible,
mais indispensable de l’appliquer. La productivité étant désormais assurée par
les machines dans tous les domaines, les entreprises de toutes sortes ainsi que
l’État réalisaient des
économies colossales, en ne versant plus aucun salaire et en ne payant plus de
charges sociales pour qui que ce soit ; une partie de cet argent pouvait
sans problème être redistribuée à chaque citoyen, sous la forme d’une
allocation mensuelle d’environ 800 euros appelée RU. Ces deux lettres
signifiaient Revenu Universel, mais on les prononçait comme le mot
« rue. »
C’est une sorte de
révolution qui s’accomplit. Désormais la quasi-totalité de la population de
l’Occident était inactive - une première dans l’Histoire. Il fallut occuper ces
énormes masses de gens désœuvrés. La plupart des gens ne réalisaient même pas,
en effet, la chance qu’ils avaient, et il devint nécessaire d’inventer sans
arrêt de nouveaux divertissements pour combler le vide laissé par la mort du
travail ; la création de ces divertissements mobilise aujourd’hui le talent des
meilleurs spécialistes : acteurs et animateurs TV, amuseurs de tout poil
et concepteurs de jeux vidéo, scénaristes et metteurs en scène de séries
télévisées, etc. La consommation de cannabis a été légalisée ; il est
cultivé à l’étranger, mais vendu en pharmacie sous le contrôle de l’Etat, ainsi
que les nombreux médicaments, psychotropes et anxiolytiques, dont les ventes
sont plus importantes que jamais.
En dehors des membres de
l’industrie pharmaceutique et de ceux de l’industrie du divertissement, qui ne
constituent qu’une poignée de privilégiés, les rares personnes à occuper encore
un emploi aujourd’hui sont les ingénieurs en robotique et les informaticiens ;
il y a aussi les gens chargés d’entretenir les machines devenues omniprésentes,
les gens de la maintenance. On a tout
de suite appelé cet ensemble de personnes les Techniciens : ce mot était
vague, imprécis, par conséquent on l’adopta immédiatement et à tout jamais - notre
époque a horreur de la netteté, elle redoute plus que tout la brutalité du
langage.
Les Techniciens ont un
niveau de vie bien supérieur à celui des bénéficiaires du RU ; leur
espérance de vie est, dit-on, plus élevée, leur santé mentale bien meilleure et
ils habitent pour la plupart des immeubles paisibles, dans de bons quartiers où
vivent uniquement des gens de leur classe. On les considère, bien souvent,
comme les membres d’une élite. Cette élite, on peut bien entendu essayer d’en
faire partie ; il suffit pour cela d’intégrer, après un bac S, une prépa scientifique
pendant au moins deux ans, puis une école d’ingénieur, et enfin de passer le
concours d’entrée de l’Ecole Impériale des Sciences Nouvelles (EISN)… Mais les
frais de scolarité paraissent décourageants aux bénéficiaires du RU, même si
les bons élèves ont le droit de toucher comme jadis une bourse d’études ;
de surcroît, sur près de cinq mille candidats se présentant chaque année au
concours d’entrée à l’Ecole Impériale, deux cents à peine sont admis, et la
moitié seulement en sortent diplômés et décrochent un contrat de Technicien
Supérieur.
Si mon arrière-grand-père
revenait d’entre les morts le temps de fouler n’importe quelle rue de la
Capitale, nul doute que l’étonnement le ferait mourir à nouveau. Les drones
sont plus nombreux que les nuages dans le ciel, une quantité infinie d’écrans
lumineux scintillent sur les murs de la ville et dans tous les foyers, faisant
concurrence aux étoiles. Comment ne pas s’étonner, aussi, devant ces hommes et
ces femmes incapables d’agir, assis dans des voitures automatiques pilotées à
distance par des logiciels, n’ayant pas même la possibilité de mourir dans un
accident à moins qu’il y ait un bug, ce qui n’arrive presque jamais, car les
fonctionnaires de la Maintenance veillent au grain ? Chacun est heureux car dépourvu d’ambition,
les divertissements et les psychotropes font taire les mécontents, et les
violences policières ont disparu, la violence tout court est devenue marginale,
si l’on en croit les chiffres officiels – de temps à autre un homme ayant abusé
d’une drogue légale s’emporte et passe un robot-policier à tabac, mais les
conséquences ne sont guère fâcheuses : le délinquant est condamné à payer
une amende, prélevée sur ses huit cents euros de revenu.(...)
Extrait de mon livre Le Japonais.