lundi 21 mai 2018

Robots et Revenu Universel. Politique-fiction.







L’humanité a enfin été libérée du travail. Cette victoire, dont n’osaient pas rêver nos aïeux, la génération de mon père l’a connue : désormais, plus personne n’a besoin de travailler pour vivre, du moins dans les pays civilisés – ce que font les habitants du tiers-monde, c’est une autre affaire et ça ne nous regarde pas.    

Mettre fin à la malédiction qui frappe l’homme depuis Adam semblait à nos ancêtres pure folie, ou à tout le moins utopie des plus hasardeuses ; et pourtant, la fin du travail nous apparait aujourd’hui comme une fatalité, ou plutôt comme l’aboutissement inévitable de l’évolution des Nouvelles Technologies. Au début du siècle, la plupart des taches étaient déjà déléguées aux machines. Standardistes, ouvriers, manutentionnaires, les gens chargés de besognes répétitives avaient depuis longtemps été remplacés par des robots et des ordinateurs. Le temps passant, ces machines devinrent de plus en plus intelligentes et de plus en plus performantes, grâce au génie des hommes qui les concevaient ; elles purent assumer le travail des secrétaires, des mécaniciens, des aides-comptables, des clercs de notaire… Puis des chauffeurs de taxi, des agents de sécurité, des gendarmes, des artistes, des enseignants, des infirmières, des psychologues, des membres de l’administration… Petit à petit, l’ensemble des actifs fut remplacé par des robots, et les chiffres du chômage, déjà obèses, explosèrent.

Pour que les gens puissent vivre, on mit en place le Revenu Universel. Cette idée généreuse, que d’aucuns jugeaient irréalisable vingt ans plus tôt, il devint non seulement possible, mais indispensable de l’appliquer. La productivité étant désormais assurée par les machines dans tous les domaines, les entreprises de toutes sortes ainsi que l’État réalisaient des économies colossales, en ne versant plus aucun salaire et en ne payant plus de charges sociales pour qui que ce soit ; une partie de cet argent pouvait sans problème être redistribuée à chaque citoyen, sous la forme d’une allocation mensuelle d’environ 800 euros appelée RU. Ces deux lettres signifiaient Revenu Universel, mais on les prononçait comme le mot « rue. »

C’est une sorte de révolution qui s’accomplit. Désormais la quasi-totalité de la population de l’Occident était inactive - une première dans l’Histoire. Il fallut occuper ces énormes masses de gens désœuvrés. La plupart des gens ne réalisaient même pas, en effet, la chance qu’ils avaient, et il devint nécessaire d’inventer sans arrêt de nouveaux divertissements pour combler le vide laissé par la mort du travail ; la création de ces divertissements mobilise aujourd’hui le talent des meilleurs spécialistes : acteurs et animateurs TV, amuseurs de tout poil et concepteurs de jeux vidéo, scénaristes et metteurs en scène de séries télévisées, etc. La consommation de cannabis a été légalisée ; il est cultivé à l’étranger, mais vendu en pharmacie sous le contrôle de l’Etat, ainsi que les nombreux médicaments, psychotropes et anxiolytiques, dont les ventes sont plus importantes que jamais.

En dehors des membres de l’industrie pharmaceutique et de ceux de l’industrie du divertissement, qui ne constituent qu’une poignée de privilégiés, les rares personnes à occuper encore un emploi aujourd’hui sont les ingénieurs en robotique et les informaticiens ; il y a aussi les gens chargés d’entretenir les machines devenues omniprésentes, les gens de la maintenance. On a tout de suite appelé cet ensemble de personnes les Techniciens : ce mot était vague, imprécis, par conséquent on l’adopta immédiatement et à tout jamais - notre époque a horreur de la netteté, elle redoute plus que tout la brutalité du langage.

Les Techniciens ont un niveau de vie bien supérieur à celui des bénéficiaires du RU ; leur espérance de vie est, dit-on, plus élevée, leur santé mentale bien meilleure et ils habitent pour la plupart des immeubles paisibles, dans de bons quartiers où vivent uniquement des gens de leur classe. On les considère, bien souvent, comme les membres d’une élite. Cette élite, on peut bien entendu essayer d’en faire partie ; il suffit pour cela d’intégrer, après un bac S, une prépa scientifique pendant au moins deux ans, puis une école d’ingénieur, et enfin de passer le concours d’entrée de l’Ecole Impériale des Sciences Nouvelles (EISN)… Mais les frais de scolarité paraissent décourageants aux bénéficiaires du RU, même si les bons élèves ont le droit de toucher comme jadis une bourse d’études ; de surcroît, sur près de cinq mille candidats se présentant chaque année au concours d’entrée à l’Ecole Impériale, deux cents à peine sont admis, et la moitié seulement en sortent diplômés et décrochent un contrat de Technicien Supérieur.


Si mon arrière-grand-père revenait d’entre les morts le temps de fouler n’importe quelle rue de la Capitale, nul doute que l’étonnement le ferait mourir à nouveau. Les drones sont plus nombreux que les nuages dans le ciel, une quantité infinie d’écrans lumineux scintillent sur les murs de la ville et dans tous les foyers, faisant concurrence aux étoiles. Comment ne pas s’étonner, aussi, devant ces hommes et ces femmes incapables d’agir, assis dans des voitures automatiques pilotées à distance par des logiciels, n’ayant pas même la possibilité de mourir dans un accident à moins qu’il y ait un bug, ce qui n’arrive presque jamais, car les fonctionnaires de la Maintenance veillent au grain ?  Chacun est heureux car dépourvu d’ambition, les divertissements et les psychotropes font taire les mécontents, et les violences policières ont disparu, la violence tout court est devenue marginale, si l’on en croit les chiffres officiels – de temps à autre un homme ayant abusé d’une drogue légale s’emporte et passe un robot-policier à tabac, mais les conséquences ne sont guère fâcheuses : le délinquant est condamné à payer une amende, prélevée sur ses huit cents euros de revenu.(...)

Extrait de mon livre Le Japonais.





dimanche 20 mai 2018

Le Chirurgien des âmes









Une semaine plus tard, je me retrouvai devant une entrée d’immeuble cossue. Plusieurs plaques argentées, solidement fixées sur le mur blanc, s’étageaient près de l’immense porte vitrée, indiquant des spécialistes de tout poil : dentistes, avocats, kinésithérapeutes… L’une d’elles disait : SÉBASTIEN KALINETTE, CHIRURGIEN DES ÂMES. C’était avec lui que Clara m’avait pris un rendez-vous.
Je sonnai donc, et entrai ; après un bref passage dans une salle d’attente complètement vide, je me retrouvai assis dans un large fauteuil de cuir noir, en face d’un homme que je ne connaissais pas, au sourire calme et aux manières compassées, et je me demandai ce que je pourrais bien lui dire. Bien calé dans son vaste fauteuil identique au mien, il portait ses rares cheveux coupés très courts et me souriait obstinément, un calepin posé sur ses genoux ; il devait avoir quarante ou quarante-cinq ans. Le docteur Kalinette étant, paraît-il, tenu au secret professionnel, je pouvais, selon Clara, lui raconter toute l’histoire de ma vie sans qu’il s’ensuivît rien de fâcheux… Je restai toutefois sur la défensive et, après avoir brièvement évoqué Claudine et Igor et lui avoir annoncé que j’étais orphelin, je passai les premières séances à lui parler de Voltaire et de Georges Devereux, sur un ton badin, ce qui ne lui posa aucun problème. Kalinette s’avérait charmant et cultivé, bien plus que moi en tout cas. Chacune de ces séances coûtait quarante couronnes à Clara. Petit à petit, je me rendis compte que ces conversations de salon onéreuses étaient humiliantes et inutiles, et je voulus cesser de voir Kalinette. Mais ce dernier, par d’habiles questions et d’autres manœuvres verbales, fit naître en moi le désir de m’épancher.
Je lui racontai donc, avec une certaine satisfaction, l’histoire de ma jeunesse dans le souterrain, oubliant la crainte de la Police, d’ailleurs les façons pondérées, le sourire compréhensif de Kalinette me rendaient presque honteux de pouvoir le soupçonner d’être un mouchard. Je donnai, aussi, plus de détails sur la mort de mes parents ; je lui dis tout ce que je savais à ce sujet. Je lui parlai de mes velléités littéraires, et de la manière dont j’avais cessé d’écrire à cause de Norbert. Bien entendu, j’essayai de décrire ma relation avec ce dernier, ce qui ne fut pas simple. Mes propres discours me paraissaient très embrouillés, et le silence qui s’installa soudain entre moi et Kalinette, lequel continua de me regarder fixement, avec son sourire compréhensif, me gêna énormément. Je détournai les yeux et regardai le mobilier du cabinet, quelques potiches africaines et un bureau, massif, avec son ordinateur et ses pots à crayons, derrière lequel une bibliothèque s’élevait jusqu’au plafond ; il y avait plus de livres dans ces dix mètres carrés que dans tout l’immeuble de Clara, probablement. Des bouquins s’empilaient aussi à même le sol, le même genre de trucs que dans la bibliothèque d’Igor : Les Mots, la Mort, les Sorts de Jeanne Favret-Saada, en édition de poche, des œuvres de Jung, Nietzsche, Freud, Georges Devereux…
Kalinette me regardait toujours, douceâtre. Las de ce silence prolongé, je lui demandai brutalement ce qu’il avait à dire de tout ça. Il s’agita sur son siège et ne me répondit pas clairement. En démêlant l’écheveau de ses insinuations mêlées de locutions latines,  je compris ce que pensait Kalinette : j’avais inventé toute l’histoire du souterrain. Igor et Claudine n’existaient pas, ils étaient des créations de mon esprit, auxquelles je croyais dur comme fer, parce qu’elles me permettaient de dissimuler autre chose, de me mentir à moi-même. Quant à mon absence de nom, elle n’était qu’une hallucination, due au sens très incertain que j’avais de ma propre identité.
«  Et Norbert ? lui demandai-je, abasourdi, en pensant à ma lèvre éclatée.
- Norbert non plus n’existe pas, dit Kalinette. Le personnage que vous appelez « Norbert » n’est qu’une partie de votre moi, qui ressurgit sous une autre forme, sous un déguisement qui vous arrange. »
Plutôt irrité, je m’écriai :
«  Et la guerre ? Et la bombe qui a tué mes parents ? Tout ça non plus n’existe pas ? »
Je regrettai immédiatement d’avoir dit ça. Je connaissais moi-même la faiblesse de cet argument. Je ne disposais d’aucun renseignement fiable à ce sujet. Kalinette sourit, d’un sourire différend, plus sarcastique cette fois. 
De plus en plus agacé, je haussai les épaules et dis :
« Dans ces conditions, il est possible que vous non plus, vous n’existiez pas.
- C’est très possible en effet, me répondit-il d’un air grave. Rien ne prouve le contraire, dans tous les cas. »
Puis il regarda sa montre discrètement comme il en avait l’habitude, et me dit :
« On s’arrête là pour aujourd’hui ? »
Peu après j’étais assis en face de lui, devant son large bureau et  lui tendais un chèque présigné par Clara, après avoir inscrit dessus le montant : quarante-quatre couronnes, et l’ordre : M. Kalinette Sébastien, chirurgien des âmes.
Et je traversai de nouveau le grand hall propret, au carrelage blanc et aux boîtes aux lettres impeccables, avant de m’en aller par les rues, en regardant les immeubles de brique rose. (...)

Extrait de mon roman La Cave et l'imposteur.

Peintures

Le Baiser L'offrande à Priape L'Orgasme Le Songe d'une nuit d'été Pan et jeune homme