« Cela me désole, mais
vous comprenez, je n’ai pas d’autre choix que d’être un usurpateur. N’ayant pas
de nom, je pique celui des autres. J’ai longtemps prétendu m’appeler Martin –
comme mon bienfaiteur, Igor Martin. Ou Auguste Ploum. Ou Hermann Hesse. Ou
Maupassant. Ou Zorro. Ou Sigmund Freud. Ça me donne l’impression d’être un ectoplasme.
- Vous souffrez d’un énorme
problème d’identité, dit Kalinette. Vous ne savez pas qui vous êtes, et vous
prétendez que c’est parce que vous ne connaissez pas votre nom. En vérité, vous
n’avez pas un sens très affirmé de votre moi, c’est tout. Pour une raison que
j’ignore, votre personnalité a été entravée dans son développement et, pour
avoir le sentiment d’exister, vous avez
recours à des personnalités d’emprunt. Vous vous prenez pour Untel ou Untel. C’est
d’ailleurs un phénomène assez fréquent : songez à ces sosies d’Elvis Presley,
de Johnny Hallyday, de Michael Jackson qu’on voit un peu partout… Mais le vrai
problème n’est pas là. Vous voyez toujours les choses du mauvais côté. Vous
n’êtes pas un ectoplasme parce que vous imitez les autres. Au contraire :
en les singeant, vous vous façonnez vous-même.
- Je vous demande pardon ?
- Mais oui. Ne l’avez-vous
jamais remarqué ? Quelqu’un qui chante faux crée une nouvelle mélodie,
sans même s’en rendre compte. Un dessin raté contient plus de créativité qu’une
imitation fidèle de la nature : en loupant le portrait de votre petite amie,
par exemple, vous donnez le jour à de nouvelles formes, de votre pinceau
maladroit nait un visage qui n’existe nulle part ailleurs… Quand vous vous
prenez pour quelqu’un, vous ne pouvez pas être lui, c’est impossible, par
conséquent vous vous créez vous-même en tâchant de l’imiter. C’est très
créatif. Une légende raconte que le Diable, jaloux de la créature parfaite
créée par Dieu, a voulu donner la vie à un être semblable, une sorte
d’imitation de l’homme : ce faisant, il a raté son coup et a créé le singe.
N’est-ce pas très amusant ? Et que serait le monde sans les singes, les
forêts d’Afrique et d’Amazonie ne sembleraient-elles pas un peu vides sans ces
animaux qui sautent d’une branche à une autre ? »
Extrait de mon roman La Cave et l'imposteur