mercredi 23 août 2017

Anthinéa. La Vanité



   Depuis longtemps, ma relation avec Anthinéa piétinait. Je m’étais autoémasculé pour qu’elle continue d’accepter de me tolérer dans sa société.  Je la connaissais depuis quatre mois. Peu après que j’aie posé mon derrière pour la première fois sur les bancs de l’Université, mes yeux avaient rencontré ceux d’Anthinéa, et celle-ci avait eu la coquetterie imbécile de me sourire. Son sourire et sa « beauté » m’avaient envoûté. Je mets beauté entre guillemets car aujourd’hui je méprise la beauté des femmes. Elle n’existe pas : on ferait mieux de parler de camouflage que de beauté. Les plus astucieuses adoptent la coiffure qui leur sied le mieux et se maquillent habilement ; si on leur retire leurs artifices elles ressemblent presque toutes à des vaches ou à des guenons. Anthinéa cachait sa laideur naturelle avec art ; ses cheveux blonds et ses simagrées m’ensorcelèrent. A vingt ans on prend volontiers la dorure pour de l’or, et Anthinéa faisait le maximum pour cacher le plomb dont elle était faite. 
Anthinéa… Son prénom lui-même me fascinait ; le prénom risible, prétentieux, que ses parents avaient choisi pour elle. 
Je me mis à lui tourner autour, à la manière d’un adolescent : je tâchai de l’aborder en prenant des prétextes stupides. Je lui demandais des renseignements sur tel ou tel cours que j’avais manqué, je lui proposais de l’aider à réviser les matières importantes… Un matin, Anthinéa m’adressa un regard foudroyant ; un regard qui pourrait se traduire par ces paroles : «  tu n’as pas le culot de t’imaginer qu’un manant comme toi puisse faire ma conquête ? » Les jours suivants, je m’efforçai de lui prouver, par mon attitude, que je ne la « draguais » pas du tout mais qu’au contraire je ne souhaitais être qu’un camarade, et rien de plus. Je m’imaginais qu’en restant quelque temps pour elle un camarade asexué, je pourrais m’insinuer dans sa vie, et, un beau jour, devenir son amant.
Elle accepta volontiers que je grossisse les rangs de ses amis, mais le camarade ne se transforma jamais en amant ; pour tout dire il se transforma plutôt en fille.
Pratiquement tous les midis, je l’accompagnais au restaurant universitaire, elle, ses amies, et d’autres camarades asexués ; tout en avalant un plat immangeable, je les écoutais divaguer. Ils formaient une joyeuse bande de « progressistes » et de féministes. Je ne voulais pas les choquer avec mes opinions, bien sûr ; mais je ne pouvais m’empêcher continuellement de dire ce que je pensais. De temps en temps, je donnais franchement mon avis sur tel ou tel fait. Quand j’affirmais quelque chose, l’orgueilleuse Anthinéa me regardait dans les yeux et disait : « je ne sais pas. » Ce « je ne sais pas » m’était insupportable. Rien de plus méprisant que ce « je ne sais pas ». Il signifiait : « je ne sais pas, et si moi je ne sais pas, ça va sans dire que toi, tu n’en sais pas plus. Et que tu jacasses donc sans savoir. » J’aurais cogné Anthinéa, je l’aurais tabassée, j’aurais poché ses beaux yeux que soulignait du rimmel.
Je la détestais mais je continuais de l’aimer. Parce que je la trouvais belle… Imbécile que j’étais ! Ressent-on une volupté plus intense en copulant avec une fille pourvue d’un joli nez ou d’un joli menton qu’en forniquant avec un laideron ? Certes non. La jouissance n’est pas moins fugace, et la fatigue qui s’ensuit pas moins mêlée de tristesse ou de dégoût. Mais ce n’est pas la soif de la volupté qui me poussait vers Anthinéa. Pour tout dire, je ne la désirais pas ! Elle n’a jamais accéléré une seule fois le rythme de mon sang ; Anthinéa m’obsédait, je pensais à elle du matin au soir, mais quand, cédant aux lois de la nature, je m’abandonnais à l’autoérotisme, ce n’était jamais l’image d’Anthinéa que mon esprit invoquait, mais celles de voisines de mes parents, du reste assez laides.
Je ne désirais pas Anthinéa, mais je n’en souhaitais pas moins qu’elle fût mienne, parce qu’à vingt ans on a envie de posséder de belles choses. Je me considérais comme un homme exceptionnel, et je pensais que les êtres d’exception se doivent de posséder de belles choses. Je croyais aimer Anthinéa ; en vérité, j’étais seulement convaincu d’être digne d’elle, de la mériter ; c’est cette certitude obstinée, et non « l’amour » qui me poussait à ne pas renoncer à essayer de la séduire.  

Jérémy Gouty, Sortir ! Avant la pluie et la nuit, éd. Jérôme Gauthier

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