Les années passèrent, et je devins grand et fort,
presque aussi beau qu’Ivan. Il n’était plus guère question de rançon dans
les conversations de mes ravisseurs. Depuis combien de temps étais-je
ici ? Je n’aurais su le dire ; les saisons s’étaient succédé sous la forme d’un perpétuel été humide, faisant
d’Emilio un petit homme trapu qui m’arrivait à peine à l’épaule. Je passais désormais
beaucoup de temps à interroger mon visage devant le petit miroir suspendu au clou
près de la porte, perplexe et fasciné ; bien entendu je voyais ce même visage
se refléter dans les carreaux des fenêtres, et même apparaître dans le maté que je buvais
au réveil - je me penchais alors anxieusement sur mon bol -, mais seul ce
miroir renvoyait de moi une image que je croyais précise ; il était d’ailleurs le seul miroir de la
maison, le seul de la forêt – le seul du monde
à mes yeux-, et je m’attardais des heures durant près de la porte ; Ivan
devait me chasser pour pouvoir s’installer à son tour devant la glace quand il
avait besoin de se raser ou d’enduire ses cheveux de graisse de porc (c’est,
disait-il, grâce à cet expédient qu’il avait pu conserver la toison noire qu’il
arborait à vingt ans).
Quand il s’agissait d’aller
chercher de l’alcool ou des céréales, Emilio me laissait l’accompagner au
village. J’étais désormais assez fort pour l’aider à porter les provisions.
J’étais une bouche à nourrir et je devais me rendre utile. Cette corvée-là ne
m’était pas bien pesante ; je m’en acquittais aussi souvent que possible.
Je connus bientôt chacun des baraquements de toile où vivaient les
Indigènes ; je connus surtout celui du chef, un grand et gros homme aux
lèvres charnues et luisantes de salive, gras comme une friture, qui s’en allait
vêtu d’un pagne et chaussé de sandales de corde ; son énorme silhouette
saluait toujours l’arrivée d’Emilio parmi les gens du village. Il était
repoussant avec ses yeux globuleux de mérou et sa barbe en éventail, blanche et
clairsemée ; par-dessus tout me dégoûtaient ses orteils grisâtres aux
ongles jaunes et courbés, mais il avait une fille, plus jeune que moi de cinq
ans, et j’aimais le visage médiéval de celle-ci, entouré de cheveux noirs et
raides. Elle était amoureuse de moi, aussi vrai que la lune s’arrondit les
soirs d’équinoxe. On raconte qu’il avait adopté cette fille, étant aussi
incapable de s’emparer d’un corps de femme que certains d’entre nous de manger
des insectes. Ce chef avait beaucoup d’affection pour les jouvenceaux, et sa
« fille » lui servait de bonne à tout faire. Il l’avait recueillie
toute enfant, disait-on, après la mort de sa mère, tuée accidentellement par
des braconniers. On ne savait qui était son père, un Blanc probablement, parti
bien loin d’ici en cette heure.
Emilio et Ivan me laissaient
à présent me promener seul dans la forêt. Ivan me demandait chaque fois où
j’allais d’un ton sévère. « Je vais prendre l’air », lui répondais-je,
et il se tranquillisait, sachant que je n’irais pas bien loin. Généralement je prenais
le chemin du village, sans même le chercher ; humant la moiteur de la forêt, je
marchais un peu en rêvassant et je voyais soudain surgir les tentes mitées des
Indigènes entre les arbres.
Alors je me mettais à
traîner dans le village, le cerveau plein de rêves. J’errais parmi les huttes
en me posant mille questions : Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où
aller ? A quoi ressemble mon père, à un banquier, à un rocker, à un
politicien …? La fille du chef apparaissait toujours quand je ne m’y
attendais pas. Elle surgissait avec ses cheveux noirs et son teint étonnamment
pâle, sortant d’une tente ou remontant l’allée qui était la seule
« rue » de ce village misérable. Nous nous saluions ; elle
répondait à mon bonjour en rosissant, espérant que j’engage la conversation
avec elle, mais nous en restions là, toujours. Après l’avoir rencontrée, je
tâchais de reprendre le fil de mes pensées ; mais sans véritablement
penser à elle je n’arrivais plus à me concentrer sur autre chose ; je
m’éloignais du village, les immenses feuilles des chérimoliers m’ombrageaient,
les singes sautaient d’une branche à l’autre et mes pas me ramenaient à la
cabane d’Ivan et d’Emilio, dérangeant, de temps à autre, un tapir au poil fauve
qui glissait en pointant son long nez visqueux.
Depuis des années la brune
soupirait sur mon passage, et je rêvais d’elle en silence, ou plutôt je pensais
non sans orgueil à l’amour qu’elle éprouvait sûrement pour moi. Mais ma vie continuait sans que rien
n’annonce qu’un changement dût se produire.
J’apprenais toujours la
musique. Je chantais des airs russes auxquels je ne comprenais pas un mot, je
m’efforçais aussi de composer des ballades qui plussent à Ivan ; j’avais
toujours peur de heurter ses goûts, son opinion comptant pour moi plus que tout
au monde. S’il m’arrivait de vouloir exprimer quelque chose de personnel je me
censurais soigneusement. Par exemple, l’idée d’écrire une chanson sur la fille
du chef m’avait traversé l’esprit, mais je m’en étais bien abstenu. Oh, ce
n’était pas que je fusse très amoureux d’elle, mais comme tout gamin je mourais
d’envie d’écrire des couplets sentimentaux. Hélas, Ivan eût vomi une telle
chose, et je me gardai bien de le contrarier en le faisant. Dans mes poèmes je
vantais plutôt l’amitié masculine, seule capable de résister aux orages.
Un jour, je ressentis un
sentiment de mélancolie proche du désespoir. J’en avais vraiment assez d’être
prisonnier. J’ouvris mon cœur à Emilio et à Ivan. Pourquoi me retenaient-ils
encore… ? La rançon ne viendrait plus à présent.
Emilio déclara que j’étais
libre comme l’air. Je pouvais m’en retourner d’où je venais. Bon
débarras ! J’étais une bouche à nourrir. « Tu es libre de t’en
aller » me dit-il en désignant la forêt de sa large main courtaude. Mais
où diriger mes pas ? Pour être capable de m’en aller, il m’aurait fallu
savoir qui j’étais. « Tu peux bien rentrer chez toi, si tu t’ennuies avec
nous ! » répétait Emilio, d’un ton un peu piqué. Mais où était-ce exactement, « chez
moi » ? Je voulais bien revenir parmi les miens, mais à qui donc Emilio et
Ivan m’avaient-ils arraché ? Je le leur demandais : ils ne s’en
souvenaient plus ! Ou plutôt, ils peinaient à accorder leurs souvenirs.
D’après Emilio j’appartenais à une famille de notables, j’étais le fils d’un
notaire vivant près de Nantes, une ville perdue au-delà des mers. Selon Ivan je
suis le rejeton d’un saltimbanque enrichi, ce qui explique mes dons pour la
musique et ma compréhension innée de toute chose artistique ; acteur ou
musicien célèbre, Ivan ne sait plus, trop d’années ont fui et sa mémoire avec
elles.
Les réponses qu’ils me
firent, au lieu de m’éclairer, accrurent ma confusion ; et ils finirent par
se disputer entre eux. « Ce petit est un juriste, et un fils de juriste,
disait Emilio. Et bourgeois dans l’âme avec ça ! » Ivan se
fâchait : « Que tu le veuilles ou non, c’est un artiste ! Et tu
le sais aussi bien que moi ! Comment peux-tu être aussi amnésique ?
Ah, nous n’avons pas les mêmes souvenirs …! Si tu ne buvais pas tant
d’alcool à brûler ! »
Je haussai les épaules et je
sortis de la cabane qui résonnait de leur prise de bec. La tête vide à pleurer,
je jetai un regard circulaire sur les arbres gigantesques. Le long chant
monotone d’un cucarachero tropical se répandit comme une plainte dans les
feuillages. Je soupirai. Je l’avais compris depuis longtemps, il ne me fallait
pas attendre qu’on vînt me délivrer en versant une rançon ; je devais
réussir à m’en aller sans l’aide de personne, et découvrir d’où je venais par
moi-même. C’était chose faisable ; je m’en sentais capable. Oh oui, c’est
certainement faisable, me répétais-je. Il me suffit d’aller de l’avant, je suis
un homme libre ! Je m’en irais, je trouverais bien le moyen de quitter ce
pays ; un chemin s’ouvrait à moi quelque part. Emilio et Ivan continuaient
à se quereller ; j’entendais leurs voix qui se mêlaient dans la minuscule
cabane, empiétant l’une sur l’autre. Pour l’instant, je ne voyais autour de moi
que l’inextricable confusion des arbres entremêlés ; la forêt était sombre
et impénétrable.
Des étrangers venaient souvent
au village. Il s’agissait d’hommes grands et basanés, aux yeux vifs et aux sourires
enjôleurs ; ils étaient de la race des voleurs et des marchands. Des
dessins couvraient leurs avant-bras et toutes les parties de leur peau qu’on
pouvait voir sous les chemises ouvertes : épées, couteaux, crânes
humains et serpents qui s’entrelaçaient, auprès de symboles inconnus et de
femmes en sous-vêtements tracées d’un gros trait noir. Ces hommes faisaient du
troc. Ils sillonnaient le pays en tous sens ; un jour je vis un jeune
Indigène monter avec eux en voiture, alors qu’ils s’en allaient. Je connaissais
de vue ce garçon, il faisait à peine quinze ans ; ce jour-là il portait un
maigre sac de toile sur l’épaule ; probablement toutes ses bagages. Il
avait l’air tout à la fois timide et résolu avec sa peau mate et ses cheveux
noirs aussi raides que du foin tombant sur la nuque. En échange d’une ou deux
peaux de singes ou de plumes d’oiseaux rares, les contrebandiers avaient dû
accepter de l’emmener pour l’abandonner quelque part dans une ville proche de
la frontière. Il voulait sûrement vivre
l’aventure du monde moderne, connaître les buildings
et les ordinateurs. Je vis le vieux pick-up s’éloigner en bringuebalant sur le
sentier cahoteux ; il disparut dans la végétation, les immenses feuilles jaunes
des palétuviers se fermant sur lui comme un livre. Quant à l’adolescent, on ne
le reverrait jamais par ici ; ses pieds ne fouleraient plus la boue de son
village égaré dans l’immense forêt humide ; il était trop décidé à tenter
sa chance. Il n’y avait aucun avenir pour lui dans ces huttes perdues parmi les
arbres.
Des idées me vinrent… Mais
le visage d’Ivan s’interposa entre moi et ces idées. Il avait été si doux avec
moi, durant toutes ces années. Pouvais-je l’abandonner ainsi à son sort ?
Si je m’en allais, il mourrait probablement sans que je l’aie revu, triste et
oublié. Et seul, aussi - son amitié avec Emilio étant à moitié morte. Les
deux hommes avaient été associés pendant des années, à présent ils pouvaient à
peine se supporter – du reste Emilio passait de plus en plus de temps au
village. Quand il était à la maison, Emilio buvait comme une écluse, et Ivan et
lui se disputaient de plus en plus souvent et de plus en plus violemment. Leur
relation s’était lentement effritée, d’ailleurs je crois bien que j’y étais
pour quelque chose.
Le soir de ce même jour, Emilio entreprit une fois de plus de s’enivrer. Il but la première moitié de sa bouteille d’eau de vie à une vitesse folle. Ivan lui reprocha de boire aussi sec ; Emilio répliqua qu’il en avait marre de la vie qu’il menait, et qu’hormis l’alcool il ne lui restait pas grand-chose sur la terre. Ivan se tut, son visage devint dur et glacial ; mais sous ce masque d’orgueil il souffrait, Emilio l’avait blessé profondément. (...)
Le soir de ce même jour, Emilio entreprit une fois de plus de s’enivrer. Il but la première moitié de sa bouteille d’eau de vie à une vitesse folle. Ivan lui reprocha de boire aussi sec ; Emilio répliqua qu’il en avait marre de la vie qu’il menait, et qu’hormis l’alcool il ne lui restait pas grand-chose sur la terre. Ivan se tut, son visage devint dur et glacial ; mais sous ce masque d’orgueil il souffrait, Emilio l’avait blessé profondément. (...)
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