lundi 14 mai 2018

Les Ravisseurs - extrait n°2









Les  années passèrent, et je devins grand et fort, presque aussi beau qu’Ivan. Il n’était plus guère question de rançon  dans les conversations de mes ravisseurs. Depuis combien de temps étais-je ici ? Je n’aurais su le dire ; les saisons s’étaient succédé  sous la forme d’un perpétuel été humide, faisant d’Emilio un petit homme trapu qui m’arrivait à peine à l’épaule. Je passais désormais beaucoup de temps à interroger mon visage devant le petit miroir suspendu au clou près de la porte, perplexe et fasciné ; bien entendu je voyais ce même visage se refléter dans les carreaux des fenêtres,  et même apparaître dans le maté que je buvais au réveil - je me penchais alors anxieusement sur mon bol -, mais seul ce miroir renvoyait de moi une image que je croyais précise ;  il était d’ailleurs le seul miroir de la maison, le seul de la forêt – le seul du monde à mes yeux-, et je m’attardais des heures durant près de la porte ; Ivan devait me chasser pour pouvoir s’installer à son tour devant la glace quand il avait besoin de se raser ou d’enduire ses cheveux de graisse de porc (c’est, disait-il, grâce à cet expédient qu’il avait pu conserver la toison noire qu’il arborait à vingt ans).
Quand il s’agissait d’aller chercher de l’alcool ou des céréales, Emilio me laissait l’accompagner au village. J’étais désormais assez fort pour l’aider à porter les provisions. J’étais une bouche à nourrir et je devais me rendre utile. Cette corvée-là ne m’était pas bien pesante ; je m’en acquittais aussi souvent que possible. Je connus bientôt chacun des baraquements de toile où vivaient les Indigènes ; je connus surtout celui du chef, un grand et gros homme aux lèvres charnues et luisantes de salive, gras comme une friture, qui s’en allait vêtu d’un pagne et chaussé de sandales de corde ; son énorme silhouette saluait toujours l’arrivée d’Emilio parmi les gens du village. Il était repoussant avec ses yeux globuleux de mérou et sa barbe en éventail, blanche et clairsemée ; par-dessus tout me dégoûtaient ses orteils grisâtres aux ongles jaunes et courbés, mais il avait une fille, plus jeune que moi de cinq ans, et j’aimais le visage médiéval de celle-ci, entouré de cheveux noirs et raides. Elle était amoureuse de moi, aussi vrai que la lune s’arrondit les soirs d’équinoxe. On raconte qu’il avait adopté cette fille, étant aussi incapable de s’emparer d’un corps de femme que certains d’entre nous de manger des insectes. Ce chef avait beaucoup d’affection pour les jouvenceaux, et sa « fille » lui servait de bonne à tout faire. Il l’avait recueillie toute enfant, disait-on, après la mort de sa mère, tuée accidentellement par des braconniers. On ne savait qui était son père, un Blanc probablement, parti bien loin d’ici en cette heure.
Emilio et Ivan me laissaient à présent me promener seul dans la forêt. Ivan me demandait chaque fois où j’allais d’un ton sévère. « Je vais prendre l’air », lui répondais-je, et il se tranquillisait, sachant que je n’irais pas bien loin. Généralement je prenais le chemin du village, sans même le chercher ; humant la moiteur de la forêt, je marchais un peu en rêvassant et je voyais soudain surgir les tentes mitées des Indigènes entre les arbres.
Alors je me mettais à traîner dans le village, le cerveau plein de rêves. J’errais parmi les huttes en me posant mille questions : Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où aller ? A quoi ressemble mon père, à un banquier, à un rocker, à un politicien …? La fille du chef apparaissait toujours quand je ne m’y attendais pas. Elle surgissait avec ses cheveux noirs et son teint étonnamment pâle, sortant d’une tente ou remontant l’allée qui était la seule « rue » de ce village misérable. Nous nous saluions ; elle répondait à mon bonjour en rosissant, espérant que j’engage la conversation avec elle, mais nous en restions là, toujours. Après l’avoir rencontrée, je tâchais de reprendre le fil de mes pensées ; mais sans véritablement penser à elle je n’arrivais plus à me concentrer sur autre chose ; je m’éloignais du village, les immenses feuilles des chérimoliers m’ombrageaient, les singes sautaient d’une branche à l’autre et mes pas me ramenaient à la cabane d’Ivan et d’Emilio, dérangeant, de temps à autre, un tapir au poil fauve qui glissait en pointant son long nez visqueux.
Depuis des années la brune soupirait sur mon passage, et je rêvais d’elle en silence, ou plutôt je pensais non sans orgueil à l’amour qu’elle éprouvait sûrement pour moi.   Mais ma vie continuait sans que rien n’annonce qu’un changement dût se produire.
J’apprenais toujours la musique. Je chantais des airs russes auxquels je ne comprenais pas un mot, je m’efforçais aussi de composer des ballades qui plussent à Ivan ; j’avais toujours peur de heurter ses goûts, son opinion comptant pour moi plus que tout au monde. S’il m’arrivait de vouloir exprimer quelque chose de personnel je me censurais soigneusement. Par exemple, l’idée d’écrire une chanson sur la fille du chef m’avait traversé l’esprit, mais je m’en étais bien abstenu. Oh, ce n’était pas que je fusse très amoureux d’elle, mais comme tout gamin je mourais d’envie d’écrire des couplets sentimentaux. Hélas, Ivan eût vomi une telle chose, et je me gardai bien de le contrarier en le faisant. Dans mes poèmes je vantais plutôt l’amitié masculine, seule capable de résister aux orages. 
Un jour, je ressentis un sentiment de mélancolie proche du désespoir. J’en avais vraiment assez d’être prisonnier. J’ouvris mon cœur à Emilio et à Ivan. Pourquoi me retenaient-ils encore… ? La rançon ne viendrait plus à présent.
Emilio déclara que j’étais libre comme l’air. Je pouvais m’en retourner d’où je venais. Bon débarras ! J’étais une bouche à nourrir. « Tu es libre de t’en aller » me dit-il en désignant la forêt de sa large main courtaude. Mais où diriger mes pas ? Pour être capable de m’en aller, il m’aurait fallu savoir qui j’étais. « Tu peux bien rentrer chez toi, si tu t’ennuies avec nous ! » répétait Emilio, d’un ton un peu piqué.  Mais où était-ce exactement, « chez moi » ? Je voulais bien revenir parmi les miens, mais à qui donc Emilio et Ivan m’avaient-ils arraché ? Je le leur demandais : ils ne s’en souvenaient plus ! Ou plutôt, ils peinaient à accorder leurs souvenirs. D’après Emilio j’appartenais à une famille de notables, j’étais le fils d’un notaire vivant près de Nantes, une ville perdue au-delà des mers. Selon Ivan je suis le rejeton d’un saltimbanque enrichi, ce qui explique mes dons pour la musique et ma compréhension innée de toute chose artistique ; acteur ou musicien célèbre, Ivan ne sait plus, trop d’années ont fui et sa mémoire avec elles.
Les réponses qu’ils me firent, au lieu de m’éclairer, accrurent ma confusion ; et ils finirent par se disputer entre eux. « Ce petit est un juriste, et un fils de juriste, disait Emilio. Et bourgeois dans l’âme avec ça ! » Ivan se fâchait : « Que tu le veuilles ou non, c’est un artiste ! Et tu le sais aussi bien que moi ! Comment peux-tu être aussi amnésique ? Ah, nous n’avons pas les mêmes souvenirs …! Si tu ne buvais pas tant d’alcool à brûler ! »
Je haussai les épaules et je sortis de la cabane qui résonnait de leur prise de bec. La tête vide à pleurer, je jetai un regard circulaire sur les arbres gigantesques. Le long chant monotone d’un cucarachero tropical se répandit comme une plainte dans les feuillages. Je soupirai. Je l’avais compris depuis longtemps, il ne me fallait pas attendre qu’on vînt me délivrer en versant une rançon ; je devais réussir à m’en aller sans l’aide de personne, et découvrir d’où je venais par moi-même. C’était chose faisable ; je m’en sentais capable. Oh oui, c’est certainement faisable, me répétais-je. Il me suffit d’aller de l’avant, je suis un homme libre ! Je m’en irais, je trouverais bien le moyen de quitter ce pays ; un chemin s’ouvrait à moi quelque part. Emilio et Ivan continuaient à se quereller ; j’entendais leurs voix qui se mêlaient dans la minuscule cabane, empiétant l’une sur l’autre. Pour l’instant, je ne voyais autour de moi que l’inextricable confusion des arbres entremêlés ; la forêt était sombre et impénétrable. 



Des étrangers venaient souvent au village. Il s’agissait d’hommes grands et basanés, aux yeux vifs et aux sourires enjôleurs ; ils étaient de la race des voleurs et des marchands. Des dessins couvraient leurs avant-bras et toutes les parties de leur peau qu’on pouvait voir sous les chemises ouvertes : épées, couteaux, crânes humains et serpents qui s’entrelaçaient, auprès de symboles inconnus et de femmes en sous-vêtements tracées d’un gros trait noir. Ces hommes faisaient du troc. Ils sillonnaient le pays en tous sens ; un jour je vis un jeune Indigène monter avec eux en voiture, alors qu’ils s’en allaient. Je connaissais de vue ce garçon, il faisait à peine quinze ans ; ce jour-là il portait un maigre sac de toile sur l’épaule ; probablement toutes ses bagages. Il avait l’air tout à la fois timide et résolu avec sa peau mate et ses cheveux noirs aussi raides que du foin tombant sur la nuque. En échange d’une ou deux peaux de singes ou de plumes d’oiseaux rares, les contrebandiers avaient dû accepter de l’emmener pour l’abandonner quelque part dans une ville proche de la frontière. Il voulait  sûrement vivre l’aventure du monde moderne, connaître les buildings et les ordinateurs. Je vis le vieux pick-up s’éloigner en bringuebalant sur le sentier cahoteux ; il disparut dans la végétation, les immenses feuilles jaunes des palétuviers se fermant sur lui comme un livre. Quant à l’adolescent, on ne le reverrait jamais par ici ; ses pieds ne fouleraient plus la boue de son village égaré dans l’immense forêt humide ; il était trop décidé à tenter sa chance. Il n’y avait aucun avenir pour lui dans ces huttes perdues parmi les arbres.
Des idées me vinrent… Mais le visage d’Ivan s’interposa entre moi et ces idées. Il avait été si doux avec moi, durant toutes ces années. Pouvais-je l’abandonner ainsi à son sort ? Si je m’en allais, il mourrait probablement sans que je l’aie revu, triste et oublié. Et seul, aussi - son amitié avec Emilio étant à moitié morte. Les deux hommes avaient été associés pendant des années, à présent ils pouvaient à peine se supporter – du reste Emilio passait de plus en plus de temps au village. Quand il était à la maison, Emilio buvait comme une écluse, et Ivan et lui se disputaient de plus en plus souvent et de plus en plus violemment. Leur relation s’était lentement effritée, d’ailleurs je crois bien que j’y étais pour quelque chose. 
Le soir de ce même jour, Emilio entreprit une fois de plus de s’enivrer. Il but la première moitié de sa bouteille d’eau de vie à une vitesse folle. Ivan lui reprocha de boire aussi sec ; Emilio répliqua qu’il en avait marre de la vie qu’il menait, et qu’hormis l’alcool il ne lui restait pas grand-chose sur la terre. Ivan se tut, son visage devint dur et glacial ; mais sous ce masque d’orgueil il souffrait, Emilio l’avait blessé profondément.  (...)




















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