Une semaine plus tard, je me
retrouvai devant une entrée d’immeuble cossue. Plusieurs plaques argentées,
solidement fixées sur le mur blanc, s’étageaient près de l’immense porte
vitrée, indiquant des spécialistes de tout poil : dentistes, avocats,
kinésithérapeutes… L’une d’elles disait : SÉBASTIEN KALINETTE, CHIRURGIEN DES ÂMES. C’était avec
lui que Clara m’avait pris un rendez-vous.
Je sonnai donc, et
entrai ; après un bref passage dans une salle d’attente complètement vide,
je me retrouvai assis dans un large fauteuil de cuir noir, en face d’un homme
que je ne connaissais pas, au sourire calme et aux manières compassées, et je
me demandai ce que je pourrais bien lui dire. Bien calé dans son vaste fauteuil
identique au mien, il portait ses rares cheveux coupés très courts et me
souriait obstinément, un calepin posé sur ses genoux ; il devait avoir
quarante ou quarante-cinq ans. Le docteur Kalinette étant, paraît-il, tenu au
secret professionnel, je pouvais, selon Clara, lui raconter toute l’histoire de
ma vie sans qu’il s’ensuivît rien de fâcheux… Je restai toutefois sur la
défensive et, après avoir brièvement évoqué Claudine et Igor et lui avoir
annoncé que j’étais orphelin, je passai les premières séances à lui parler de
Voltaire et de Georges Devereux, sur un ton badin, ce qui ne lui posa aucun
problème. Kalinette s’avérait charmant et cultivé, bien plus que moi en tout
cas. Chacune de ces séances coûtait quarante couronnes à Clara. Petit à petit,
je me rendis compte que ces conversations de salon onéreuses étaient
humiliantes et inutiles, et je voulus cesser de voir Kalinette. Mais ce
dernier, par d’habiles questions et d’autres manœuvres verbales, fit naître en
moi le désir de m’épancher.
Je lui racontai donc, avec
une certaine satisfaction, l’histoire de ma jeunesse dans le souterrain,
oubliant la crainte de la Police, d’ailleurs les façons pondérées, le sourire
compréhensif de Kalinette me rendaient presque honteux de pouvoir le soupçonner
d’être un mouchard. Je donnai, aussi, plus de détails sur la mort de mes
parents ; je lui dis tout ce que je savais à ce sujet. Je lui parlai de
mes velléités littéraires, et de la manière dont j’avais cessé d’écrire à cause
de Norbert. Bien entendu, j’essayai de décrire ma relation avec ce dernier, ce
qui ne fut pas simple. Mes propres discours me paraissaient très embrouillés,
et le silence qui s’installa soudain entre moi et Kalinette, lequel continua de
me regarder fixement, avec son sourire compréhensif, me gêna énormément. Je
détournai les yeux et regardai le mobilier du cabinet, quelques potiches
africaines et un bureau, massif, avec son ordinateur et ses pots à crayons,
derrière lequel une bibliothèque s’élevait jusqu’au plafond ; il y avait
plus de livres dans ces dix mètres carrés que dans tout l’immeuble de Clara,
probablement. Des bouquins s’empilaient aussi à même le sol, le même genre de
trucs que dans la bibliothèque d’Igor : Les Mots, la Mort, les Sorts de Jeanne Favret-Saada, en édition de
poche, des œuvres de Jung, Nietzsche, Freud, Georges Devereux…
Kalinette me regardait
toujours, douceâtre. Las de ce silence prolongé, je lui demandai brutalement ce
qu’il avait à dire de tout ça. Il s’agita sur son siège et ne me répondit pas
clairement. En démêlant l’écheveau de ses insinuations mêlées de locutions
latines, je compris ce que pensait
Kalinette : j’avais inventé toute l’histoire du souterrain. Igor et
Claudine n’existaient pas, ils étaient des créations de mon esprit, auxquelles
je croyais dur comme fer, parce qu’elles me permettaient de dissimuler autre
chose, de me mentir à moi-même. Quant à mon absence de nom, elle n’était qu’une
hallucination, due au sens très incertain que j’avais de ma propre identité.
« Et Norbert ?
lui demandai-je, abasourdi, en pensant à ma lèvre éclatée.
- Norbert non plus n’existe pas,
dit Kalinette. Le personnage que vous appelez « Norbert » n’est
qu’une partie de votre moi, qui ressurgit sous une autre forme, sous un
déguisement qui vous arrange. »
Plutôt irrité, je
m’écriai :
« Et la guerre ?
Et la bombe qui a tué mes parents ? Tout ça non plus n’existe
pas ? »
Je regrettai immédiatement
d’avoir dit ça. Je connaissais moi-même la faiblesse de cet argument. Je ne
disposais d’aucun renseignement fiable à ce sujet. Kalinette sourit, d’un
sourire différend, plus sarcastique cette fois.
De plus en plus agacé, je
haussai les épaules et dis :
« Dans ces conditions,
il est possible que vous non plus, vous n’existiez pas.
- C’est très possible en
effet, me répondit-il d’un air grave. Rien ne prouve le contraire, dans tous
les cas. »
Puis il regarda sa montre
discrètement comme il en avait l’habitude, et me dit :
« On s’arrête là pour
aujourd’hui ? »
Peu après j’étais assis en
face de lui, devant son large bureau et
lui tendais un chèque présigné par Clara, après avoir inscrit dessus le
montant : quarante-quatre couronnes, et l’ordre : M. Kalinette
Sébastien, chirurgien des âmes.
Et je traversai de nouveau
le grand hall propret, au carrelage blanc et aux boîtes aux lettres
impeccables, avant de m’en aller par les rues, en regardant les immeubles de
brique rose. (...)
Extrait de mon roman La Cave et l'imposteur.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire