dimanche 20 mai 2018

Le Chirurgien des âmes









Une semaine plus tard, je me retrouvai devant une entrée d’immeuble cossue. Plusieurs plaques argentées, solidement fixées sur le mur blanc, s’étageaient près de l’immense porte vitrée, indiquant des spécialistes de tout poil : dentistes, avocats, kinésithérapeutes… L’une d’elles disait : SÉBASTIEN KALINETTE, CHIRURGIEN DES ÂMES. C’était avec lui que Clara m’avait pris un rendez-vous.
Je sonnai donc, et entrai ; après un bref passage dans une salle d’attente complètement vide, je me retrouvai assis dans un large fauteuil de cuir noir, en face d’un homme que je ne connaissais pas, au sourire calme et aux manières compassées, et je me demandai ce que je pourrais bien lui dire. Bien calé dans son vaste fauteuil identique au mien, il portait ses rares cheveux coupés très courts et me souriait obstinément, un calepin posé sur ses genoux ; il devait avoir quarante ou quarante-cinq ans. Le docteur Kalinette étant, paraît-il, tenu au secret professionnel, je pouvais, selon Clara, lui raconter toute l’histoire de ma vie sans qu’il s’ensuivît rien de fâcheux… Je restai toutefois sur la défensive et, après avoir brièvement évoqué Claudine et Igor et lui avoir annoncé que j’étais orphelin, je passai les premières séances à lui parler de Voltaire et de Georges Devereux, sur un ton badin, ce qui ne lui posa aucun problème. Kalinette s’avérait charmant et cultivé, bien plus que moi en tout cas. Chacune de ces séances coûtait quarante couronnes à Clara. Petit à petit, je me rendis compte que ces conversations de salon onéreuses étaient humiliantes et inutiles, et je voulus cesser de voir Kalinette. Mais ce dernier, par d’habiles questions et d’autres manœuvres verbales, fit naître en moi le désir de m’épancher.
Je lui racontai donc, avec une certaine satisfaction, l’histoire de ma jeunesse dans le souterrain, oubliant la crainte de la Police, d’ailleurs les façons pondérées, le sourire compréhensif de Kalinette me rendaient presque honteux de pouvoir le soupçonner d’être un mouchard. Je donnai, aussi, plus de détails sur la mort de mes parents ; je lui dis tout ce que je savais à ce sujet. Je lui parlai de mes velléités littéraires, et de la manière dont j’avais cessé d’écrire à cause de Norbert. Bien entendu, j’essayai de décrire ma relation avec ce dernier, ce qui ne fut pas simple. Mes propres discours me paraissaient très embrouillés, et le silence qui s’installa soudain entre moi et Kalinette, lequel continua de me regarder fixement, avec son sourire compréhensif, me gêna énormément. Je détournai les yeux et regardai le mobilier du cabinet, quelques potiches africaines et un bureau, massif, avec son ordinateur et ses pots à crayons, derrière lequel une bibliothèque s’élevait jusqu’au plafond ; il y avait plus de livres dans ces dix mètres carrés que dans tout l’immeuble de Clara, probablement. Des bouquins s’empilaient aussi à même le sol, le même genre de trucs que dans la bibliothèque d’Igor : Les Mots, la Mort, les Sorts de Jeanne Favret-Saada, en édition de poche, des œuvres de Jung, Nietzsche, Freud, Georges Devereux…
Kalinette me regardait toujours, douceâtre. Las de ce silence prolongé, je lui demandai brutalement ce qu’il avait à dire de tout ça. Il s’agita sur son siège et ne me répondit pas clairement. En démêlant l’écheveau de ses insinuations mêlées de locutions latines,  je compris ce que pensait Kalinette : j’avais inventé toute l’histoire du souterrain. Igor et Claudine n’existaient pas, ils étaient des créations de mon esprit, auxquelles je croyais dur comme fer, parce qu’elles me permettaient de dissimuler autre chose, de me mentir à moi-même. Quant à mon absence de nom, elle n’était qu’une hallucination, due au sens très incertain que j’avais de ma propre identité.
«  Et Norbert ? lui demandai-je, abasourdi, en pensant à ma lèvre éclatée.
- Norbert non plus n’existe pas, dit Kalinette. Le personnage que vous appelez « Norbert » n’est qu’une partie de votre moi, qui ressurgit sous une autre forme, sous un déguisement qui vous arrange. »
Plutôt irrité, je m’écriai :
«  Et la guerre ? Et la bombe qui a tué mes parents ? Tout ça non plus n’existe pas ? »
Je regrettai immédiatement d’avoir dit ça. Je connaissais moi-même la faiblesse de cet argument. Je ne disposais d’aucun renseignement fiable à ce sujet. Kalinette sourit, d’un sourire différend, plus sarcastique cette fois. 
De plus en plus agacé, je haussai les épaules et dis :
« Dans ces conditions, il est possible que vous non plus, vous n’existiez pas.
- C’est très possible en effet, me répondit-il d’un air grave. Rien ne prouve le contraire, dans tous les cas. »
Puis il regarda sa montre discrètement comme il en avait l’habitude, et me dit :
« On s’arrête là pour aujourd’hui ? »
Peu après j’étais assis en face de lui, devant son large bureau et  lui tendais un chèque présigné par Clara, après avoir inscrit dessus le montant : quarante-quatre couronnes, et l’ordre : M. Kalinette Sébastien, chirurgien des âmes.
Et je traversai de nouveau le grand hall propret, au carrelage blanc et aux boîtes aux lettres impeccables, avant de m’en aller par les rues, en regardant les immeubles de brique rose. (...)

Extrait de mon roman La Cave et l'imposteur.

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