mercredi 29 août 2018

L'Aquarium - nouvelle complète






Norbert-Edouard X vivait des maigres revenus que lui assurait la vente des pastels de son amie, la blonde et naïve Nathalie, une Alsacienne qui troussait de fausses peintures orientalistes du XIXe siècle. Ses affaires miteuses avec des brocanteurs qui refourguaient la marchandise à des gogos permettaient à Norbert-Edouard de survivre. Ancien expert-comptable, il avait tout plaqué suite à une dépression nerveuse, à moins qu’il ne se fût fait virer, je ne me souviens plus très bien, je crois que je ne l’ai jamais su, d’ailleurs.
Mes parents avaient fait sa connaissance à l’occasion d’un vernissage dans une galerie de l’est parisien, et ils l’avaient trouvé charmant. De prime abord, on le trouvait toujours charmant ; il était mordant, cynique, plein d’esprit aux yeux de bourgeois un peu impressionnables ; après quelque temps on se mettait à le détester – parce qu’il était mordant, cynique et plein d’esprit, justement ! Ce qui plaisait en lui déplaisait l’instant d’après, comme un mauvais vin qui donne la migraine. Je le vis pour la première fois chez mes parents, et je m’enivrai de vin, justement, pour la première fois de ma vie, pendant le repas ; la compagne de Norbert ne toucha même pas au verre de blanc que lui avait servi mon père. J’avais été abasourdi par l’apparence physique de Norbert ; il ne mesurait pas un mètre soixante, et sa femme était aussi grande que moi - grande et blonde, avec un long nez d’oiseau et une grande bouche qui ne lui seyaient pas mal.
Norbert et Nathalie habitaient Trémoulliard, sur la route de Bazeuges, une commune de cent trente habitants, à quatre-vingt-neuf kilomètres de Paris, accessible par la nationale D. Il s’était débrouillé pour acheter une maison à moitié détruite, juste au bord de la nationale, perpétuellement sillonnée par des camions poids lourds qui prenaient cette route pour éviter les péages. Norbert avait régulièrement l’occasion de ramasser les lapins morts sur le bord de la route, et il n’hésitait pas à les cuisiner.
Avec son nez crochu, ses cheveux mal peignés, sa petit taille et ses réparties cinglantes, il allait et venait en bermuda troué dans le jardinet entourant sa propriété aux murs lépreux et aux fenêtres couvertes de poussière.  Il vivait le plus souvent isolé, avec sa compagne et sa vieille mère, qui était venue habiter avec eux. La retraite de la vieille complétait les revenus étiques du ménage. Norbert vivait aux crochets des deux femmes, ce qui n’est pas un mal en soi : je ne songerais jamais à le lui reprocher, chacun fait ce qu’il peut pour satisfaire cette catin qu’on appelle Société. Mais Norbert était un emmerdeur. Il achetait régulièrement de vieilles voitures inutilisables, appelées « tas de boue » par les spécialistes ; huit ou neuf de ces spécimens bons pour la casse, minibus grisâtres ou vieilles Peugeot moribondes, étaient garées en permanence dans son jardin, ce qui laissait entendre aux rares quidams qui passaient dans la rue, ainsi qu’aux nombreux camionneurs que la maison était habitée par de nombreuses personnes. Une seule de ces bagnoles était capable de rouler. Elle exhalait du reste quand elle le faisait d’épais nuages noirs.
Norbert semblait s’être résigné à vivre comme un clodo, comptant sur les autres pour récupérer des cigarettes… Je ne le lui reprocherai pas non plus : tant de personnes complètement creuses font carrière, et mènent une existence bourgeoise, tant de personnes qu’on oubliera tout à fait après leur mort ! Mais Norbert avait un énorme défaut, que je ne lui pardonnerai jamais : il ne se lavait jamais les cheveux et il avait des puces !
Mes parents et moi fûmes invités à passer la journée chez lui, quand j’avais dix-neuf ans. Ce fut la dernière fois que nous le vîmes. Nous arrivâmes en voiture à Trémoulliard sous un soleil de plomb. Le village était situé dans une cuvette, et nous cuisions sur place. Norbert nous accueillit en gesticulant, puis il entreprit de nous gaver de poulet et de paella, et de saouler mon père, tout en essayant d’éloigner son chien, une énorme créature noire qui ne cessa de me renifler les parties intimes pendant que j’étais à table. La mère passait les plats ; Nathalie riait comme une idiote. Assise en face de moi, la jeune femme se mit à me parler jeux vidéo avec une extrême volubilité. Norbert avait l’âge de mon père : cinquante ans, mais Nathalie avait quasiment mon âge. Elle devait avoir vingt-six ans à l’époque. S’ennuyant à mourir les trois quarts du temps, quand elle ne s’occupait pas à peindre ses Touaregs et ses chameaux, elle s’abrutissait avec sa console de jeux. Enivrez-vous de vin, de poésie ou de vertu ! Comme nous avions le même âge, elle s’attendait à ce que je fusse, moi aussi, un gamer ; je n’en étais pas un, je n’ai jamais joué aux jeux vidéo. Quand j’étais adolescent, c’est la lecture qui m’aidait à tuer le temps. Cela n’empêcha pas Nathalie de continuer à me parler de jeux vidéo. La maison de Norbert était une de ces vieilles bicoques qui sentent l’humidité, avec de gros meubles noirs en chêne – probablement la propriété de la mère – armoire normande, murs en pierre, peintures poussiéreuses accrochées aux murs… Ce genre de vieux objets me fascinaient quand j’étais petit. J’avais l’impression qu’ils faisaient partie d’un autre monde et ils m’inspiraient un sentiment bizarre, le même que j’éprouve en respirant l’odeur de la soupe aux choux dans une cage d’escalier. Mon père avait, lui, horreur du bric-à-brac, il haïssait le principe même de brocante voire d’héritage. C’est probablement pour ça que ces ambiances m’étaient étrangères. Je compris vite que Nathalie vivait dans un isolement terrible. Hormis Norbert-Edouard et sa mère, elle ne devait voir quasiment personne. Ce qui expliquait sa volubilité, et sa façon de se jeter à la tête des gens. Quand on en fut au café, et que je sentis venir l’indigestion – Norbert nous avait gavés comme des oies – je compris une autre chose : Norbert avait décidé qu’on l’aide à réparer le toit d’une remise dans le jardin, qui avait perdu des tuiles. A ses yeux c’était moi ou mon père qui devions nous charger de cette corvée, pour le remercier du bon dîner qu’il nous avait offert. Mes parents le comprirent aussi et s’éclipsèrent en disant qu’ils allaient revenir demain. Naturellement, je les suivis – je les suivais partout à l’époque. J’emportais avec moi un peu de regrets. La conversation de mes parents dans la voiture avait de quoi m’en donner : d’après eux, Nathalie n’attendait qu’une chose : c’est qu’un jeune homme de son âge vienne la « délivrer » de Norbert, qui la tenait quasiment prisonnière. Mes parents étaient très irrités contre lui… Il faut dire qu’il n’avait cessé de titiller mon père à table, et qu’il se levait régulièrement en s’écriant : c’est une puce, quand il voyait quelque chose bouger sur la nappe, ou sur le tissu de son short. Je dois convenir que c’est une manie agaçante, de plus Nathalie vivait réellement comme une recluse.
L’après-midi quand nous sommes allés faire une excursion pour aller voir de vieux remparts, Nathalie avait pourtant expliqué à mon père que Norbert était presque un génie, et qu’il lui avait tout appris, cependant que Norbert plaisantait, lui, avec ma mère – qu’il se moquait d’elle, en réalité, l’appelant «  ma grosse » ou « Mamy. »
- Je me demande bien ce qu’il peut lui apporter, cet imbécile, disait mon père en tournant le volant de sa voiture qui s’éloignait rapidement de Trémoulliard, sur la Nationale D. Tu peux me dire ce qu’elle lui trouve ?
- Il la manipule, dit ma mère.
- Il était vraiment très désagréable, ce petit con. Un coup de chance qu’il ne nous ait pas fait du civet de lapin ! C’est immonde, ce qu’il ose raconter à table.
Je soupirais en pensant à Nathalie. Avant que mes parents ne parlent de tout ça, je n’avais pas remarqué qu’elle était belle. J’avais dix-neuf ans, elle vingt-six, et si un jeune homme devait la délivrer un jour de Norbert, ce ne serait pas moi. Elle était restée dans la maison au bord de la route avec le petit homme aux cheveux sales et avec sa mère, et moi j’étais reparti avec Papa-Maman. Voila le genre d’idioties qui agitaient ma cervelle adolescente, alors que la voiture de mon père s’élançait sur la nationale D. En vérité, je jouais avec l’idée « d’enlever » Nathalie, mais je n’étais pas le moins du monde amoureux d’elle, ni follement excité ; j’étais juste excédé par mon propre manque d’audace, je ne me conduisais même pas comme un adolescent, mais comme un petit garçon. La voiture de mon père, cette rassurante cage de métal à roulettes m’entourait comme une prison. Les murs de la maison de Trémoulliard étaient eux aussi une prison, pour Nathalie… Ce que je ne savais pas c’est qu’ils en étaient une également pour la mère de Norbert, et pour Norbert lui-même, bien qu’il jouât les geôliers. On est tous prisonniers de quelque chose ou de quelqu’un. On peut choisir d’aménager sa prison, de cantiner un peu, de pactiser avec son geôlier pour rendre la vie plus supportable, ou alors essayer de s’évader, si on a du courage. Mais pour ça il faut très bien connaître sa prison. La blonde Nathalie comme la plupart des gens était incapable de voir les murs invisibles autour d’elle, bien plus hauts pourtant, bien plus solides que le portail de fer de la maison de Norbert, toujours fermé à clefs.
- Ce crétin nous a enfermés, pestait mon père en regardant haineusement la nationale D. Il a fermé le portail de sa maison à clefs pendant que nous étions là ! Je l’ai vu faire avant qu’on passe à table. Quel con !
- Il prétend que des voyous du village essaient de s’introduire chez lui, s’il ne le fait pas… C’est une ceinture de chasteté qu’il devrait acheter pour Nathalie, ajouta ma mère.
- Je doute qu’on puisse trouver ce genre d’article dans le commerce, dis-je d’un ton morne.
- Chez le quincailler, peut-être.
Je regardais la route et la nuit tomber au-dessus des champs ; j’étais assis derrière, et ma vitre légèrement ouverte laissait passer un peu de vent qui me caressait le haut du front. Je tâchais de m’abandonner à ce bien-être en oubliant mes velléités infantiles et les échecs humiliants de ma volonté. Mais qu’aurais-je voulu faire au juste ? J’imaginais un jeune homme large d’épaules, vêtu d’une veste de motard en cuir noir, s’en aller avec Nathalie sur une moto, justement, et je voyais aussi Norbert impuissant, s’arrachant les cheveux… Ou crachotant, le visage blême, quelques paroles ironiques pour se consoler, et laisser entendre qu’il s’en fichait. Qu’il se suffisait à lui-même avec son « génie », sa compréhension du monde moderne, et sa vieille maison et sa vieille maman…
- Nathalie est entièrement coupée du monde, insistait mon père. Tu te rends compte qu’ils n’ont même pas Internet ? Il ne veut pas entendre parler d’acheter un ordinateur.
- Il n’en a pas les moyens, dit ma mère. 
- J’ai cru comprendre que ça ne l’intéresse vraiment pas, dis-je. Tu l’as entendu cet après-midi quand Papa lui parlait d’ordinateur : il a dit : je n’ai pas besoin de votre aquarium.
- De votre aquarium ! reprit mon père avec indignation. Il ne faut pas être la moitié d’un con pour faire des comparaisons pareilles. Un ordinateur te donne accès à toute la richesse du monde.
- Il te permet surtout de vivre par procuration, soupirai-je.
- Et comment est-ce qu’il vit, lui ? explosa mon père. Il ne vit même pas sa propre vie, en tout cas il ne la gagne pas ! Il vend de fausses peintures orientalistes, et il pique la retraite de sa mère ! Tu ne vas pas me dire que ce n’est pas le dernier des cons !
-  Oh non, je ne dirais pas cela. Je ne voudrais pas te contrarier pour si peu…
La nuit tombait toujours, elle n’en finissait pas de tomber sur les champs – sur les champs interminables, et je m’étonnais qu’il existe un si vaste pays de paysans à si peu de kilomètres de Paris.

Il y a quelques années, les hasards de la vie m’ont donné l’occasion de voir à nouveau Trémoulliard. Nous traversions, ma femme et moi, un village insignifiant dont j’avais aperçu le nom sans réagir sur le panneau, quand je me souvins brusquement que c’était bien ici, à Trémoulliard, qu’avaient habité ou habitaient encore Nathalie, Norbert-Edouard et sa mère. Je voulus faire signe à ma femme de ralentir, de s’arrêter ici, elle qui voulait justement déjeuner quelque part ; nous revenions de vacances. Trop tard ! Elle avait déjà dépassé le village, il s’éloignait derrière nous, hors de question de revenir en arrière. Je n’osais pas, en tout cas, en faire la demande à celle qui pilotait la voiture… En quel honneur, n’est-ce pas ? «  Ma chérie, j’ai fait le projet d’enlever une femme ici il y a quinze ans… » Bref. Nous revînmes chez nous et je n’y pensai plus, ou je fis en sorte de ne pas y penser… Mais le lendemain, occupé à rédiger je ne sais quel courrier ennuyeux destiné à un fonctionnaire de la sécurité sociale ou des impôts, je reçus un coup de fil de ma mère. Je suis resté fâché avec mes parents pendant quelques années ; nous avions renoué peu de temps auparavant, mais les relations avec ma mère restaient tendues. Néanmoins heureux de saisir le premier prétexte venu pour échapper à mon emmerdante besogne, je répondis immédiatement et, après quelques minutes, je ne pus m’en empêcher : je parlai à Maman de Trémoulliard, mentionnai ma traversée de ce village inoubliable, et lui demandai si par hasard il ne lui était jamais arrivé d’avoir des nouvelles de Nathalie et de Norbert-Edouard. J’étais certain qu’elle me dirait non - quand mes parents se fâchent avec quelqu’un, c’est généralement pour la vie – mais ma mère me répondit :
- Bien sûr. J’ai appris leur mort récemment. Tu n’as pas su ? Figure-toi qu’un routier a loupé le virage et est allé s’emplafonner dans la maison de Norbert, qui s’est écroulée sur eux. Leur maison était construite près d’un virage, juste au bord de la nationale… C’est grâce à ça que Norbert a pu l’avoir pour si peu, d’ailleurs. Norbert, Nathalie et la mère de Norbert ont été tués tous les trois. Penses-tu ! La maison s’est écroulée sur eux.

vendredi 27 juillet 2018

Chanter faux (dialogue avec un psy).



« Cela me désole, mais vous comprenez, je n’ai pas d’autre choix que d’être un usurpateur. N’ayant pas de nom, je pique celui des autres. J’ai longtemps prétendu m’appeler Martin – comme mon bienfaiteur, Igor Martin. Ou Auguste Ploum. Ou Hermann Hesse. Ou Maupassant. Ou Zorro. Ou Sigmund Freud. Ça me donne l’impression d’être un ectoplasme. 
- Vous souffrez d’un énorme problème d’identité, dit Kalinette. Vous ne savez pas qui vous êtes, et vous prétendez que c’est parce que vous ne connaissez pas votre nom. En vérité, vous n’avez pas un sens très affirmé de votre moi, c’est tout. Pour une raison que j’ignore, votre personnalité a été entravée dans son développement et, pour avoir le sentiment d’exister,  vous avez recours à des personnalités d’emprunt. Vous vous prenez pour Untel ou Untel. C’est d’ailleurs un phénomène assez fréquent : songez à ces sosies d’Elvis Presley, de Johnny Hallyday, de Michael Jackson qu’on voit un peu partout… Mais le vrai problème n’est pas là. Vous voyez toujours les choses du mauvais côté. Vous n’êtes pas un ectoplasme parce que vous imitez les autres. Au contraire : en les singeant, vous vous façonnez vous-même.
- Je vous demande pardon ?
- Mais oui. Ne l’avez-vous jamais remarqué ? Quelqu’un qui chante faux crée une nouvelle mélodie, sans même s’en rendre compte. Un dessin raté contient plus de créativité qu’une imitation fidèle de la nature : en loupant le portrait de votre petite amie, par exemple, vous donnez le jour à de nouvelles formes, de votre pinceau maladroit nait un visage qui n’existe nulle part ailleurs… Quand vous vous prenez pour quelqu’un, vous ne pouvez pas être lui, c’est impossible, par conséquent vous vous créez vous-même en tâchant de l’imiter. C’est très créatif. Une légende raconte que le Diable, jaloux de la créature parfaite créée par Dieu, a voulu donner la vie à un être semblable, une sorte d’imitation de l’homme : ce faisant, il a raté son coup et a créé le singe. N’est-ce pas très amusant ? Et que serait le monde sans les singes, les forêts d’Afrique et d’Amazonie ne sembleraient-elles pas un peu vides sans ces animaux qui sautent d’une branche à une autre ? »

Extrait de mon roman La Cave et l'imposteur


mardi 17 juillet 2018

Extrait de mon Journal du 16 juillet 2018


Les Français ont gagné. Beuglements et coups de klaxon avinés pendant une partie de la nuit. Contrairement à beaucoup, je ne me prononce pas sur cet événement (la victoire de l’équipe de France). Les gens sont clairement séparés en deux camps : celui, tapageur, de ceux qui fêtent bruyamment la victoire et voient dans celle-ci le prétexte d’une joie collective, d’une communion dans l’ivresse du sport et de la bière et, probablement, l’occasion d’oublier leur vie quotidienne ; et celui, plus discret, mais tout aussi affirmé, des personnes hostiles au football, irritées par tout ce battage et ce qu’ils voient comme une forme de vulgarité.
Je ne fais, moi, partie d’aucun des deux camps ; la victoire de « notre » équipe me laisse froid mais je ne blâme pas ceux qui s’en réjouissent. Je ne suis ni pour, ni contre tout cela, contrairement à ceux qui disent hargneusement : « je n’en ai rien à foutre » mais qui pensent : « je hais le football et ses supporters. » Moi, je n’en ai RÉELLEMENT rien à foutre !
Bien entendu, le rôle politique démesuré que joue le foot, je devrais dire : les enjeux politiques et financiers monstrueux liés à la Coupe du Monde m’horrifient comme tout ce qui est absurde, mais je ne songe pas pour autant à m’emporter contre des supporters un peu niais, ou même contre un chanteur un peu démago s’exclamant : « on a gagné ! » avant de se mettre à chanter.

jeudi 14 juin 2018

Le Misogyne...


    

Depuis ma plus tendre enfance, je suis misogyne. Mon père me le reprochait déjà. Il était un idéaliste, à la manière de Babar Kowalsky. « Tu ne crois en rien » me répétait-il souvent. Ce qui signifiait, en bon français : «  je te somme d’adopter immédiatement et sans réserves toutes mes convictions. »

Je n’y peux rien : les femmes m’irritent. La féminité m’exaspère. Je me souviendrai toujours de ces vacances de Noël. Ma grand-mère paternelle était venue les passer avec nous. Mes parents et moi habitions une petite ville normande à l’époque (quelques mois après nous déménageâmes à cause du travail de mon père). Cette ville était une station balnéaire assez irritante, mais en-dehors de la sacro-sainte « saison » elle revêtait un linceul d’ennui et de tristesse qui ne me déplaisait pas – j’ai toujours détesté le bruit, le soleil, les vacances et les gens heureux.

J’avais onze ans et demi. Mes parents m’avaient donné une jeune sœur quelques années plus tôt et j’avais résolu de la snober. Il suffisait qu’elle s’assît près de moi pour que je change de place ; je refusais de jouer avec elle, et refusais qu’elle me parle ou qu’elle me touche. Elle passait sa journée à s’amuser avec une poupée, qu’elle avait surnommée « Olympe », en hommage à Olympe de Gouges, que nos parents admiraient. Un jour, je subtilisai la poupée et lui arrachai la tête. Quand ma sœur retrouva les morceaux, elle pleura et hurla. J’allai la trouver et lui dis que son amie Olympe avait été « exécutée sur ordre de Robespierre. » Cette plaisanterie puérile mit mon père hors de lui. Il me convoqua dans le salon et entreprit de me passer un savon, en présence de ma grand-mère.

« J’en ai vraiment assez que tu maltraites ta sœur, commença-t-il. Elle devrait être ce qui t’est le plus cher au monde. » Je trouvai pour ma part un peu étrange que l’amour devienne un devoir, et que Papa ait la naïveté de penser que ce sentiment puisse naître en moi suite à une injonction de sa part.

« Tu comprends, Monsieur a un avis sur tout, continua-t-il en me désignant à sa mère, laquelle me dévisageait avec sévérité. Monsieur ne respecte rien, Monsieur ironise, et se croit tout permis ! C’est qu’il n’est pas n’importe qui. Il ne faut pas le confondre avec les gonzesses, avec les bonnes femmes (mon père accentuait ces expressions familières pour les rendre grotesques ; il affirmait les avoir surprises dans ma bouche et croyait déceler dans mon choix de les employer une grande outrecuidance). 

- Tu sais, elles te valent bien, les bonnes femmes » me dit ma grand-mère en me toisant avec un sourire calme qui semblait dire : « regardez-moi ce petit merdeux ! » 


Extrait de mon livre Sortir ! Avant la pluie et la nuit.

Peintures

Le Baiser L'offrande à Priape L'Orgasme Le Songe d'une nuit d'été Pan et jeune homme